Les massacres de Kibeho sont revenus sur la scène médiatique avec la publication, il y a quelques mois, du livre de l’australien Terry Pickard[1]. L’auteur est militaire et faisait partie d’une équipe médicale australienne de 32 personnes, venues au Rwanda dans le cadre d’une mission de maintien de la paix de l’ONU. Terry Pickard a assisté aux scènes horribles où des civils sans défense furent objet de bombardements de la part des militaires du Front Patriotique Rwandais (FPR). Les victimes étaient regroupées dans le camp de Kibeho, au sud-ouest du Rwanda, dans l’ancienne préfecture de Gikongoro. Le livre de Thierry Pickard est un témoignage de plus sur les odieux massacres de Kibeho commis entre le 18 et le 22 avril 1995. En effet, avant le livre, l’historienne sociologue Claudine Vidal[2] avait publié un long article sur le sujet, fait notamment de synthèse de rapports des Médecins Sans Frontières qui étaient eux aussi sur place lors de ce carnage.
Genèse des massacres
Tout a commencé par le démantèlement de petits camps de la région pour forcer les gens à aller se regrouper dans celui de Kibeho. Cette fermeture forcée a fait des morts et des blessés. A la veille du bombardement du camp de Kibeho, celui-ci comptait entre 100 et 150.000 personnes. Entre-temps, le gouvernement de Kigali ayant fait savoir que ce camp était un véritable arsenal d’armes, une force combinée de 2000 militaires du FPR et de 1800 Casques Bleus de la MINUAR fit une descente surprise dans le camp de Kibeho et de Ngabo dans Gikongoro et y imposa un couvre-feu de 24 heures pour récupérer toutes les armes. A l’issue de l’opération, pas une seule arme ne fut découverte. Les fouilleurs, pour ne pas rentrer berdouille, saisirent des milliers d’outils à lames (bladed instruments)[3], bref des outils agricoles (serpette, houe,…) d’un paysan rwandais.
Le scénario macabre fut le suivant : depuis le 17 avril, le camp de Kibeho fut encerclé par plus 2500 soldats de l’APR (Armée du FPR) pour empêcher tout approvisionnement des réfugiés. Ainsi jusqu’au bombardement du camp, les réfugiés furent privés d’eau, de nourriture ; l’accès aux latrines leur fut interdit. Quiconque voulaient échapper à cette torture collective était abattu. Le 22 avril 1995, en début d’après-midi, le Colonel Fred Ibingira, qui dirigeait l’opération, donna l’ordre aux militaires du FPR de tirer dans la foule : des armes lourdes, des lance-roquettes, des grenades et des kalachnikovs furent utilisés. Très vite, des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants jonchèrent le sol et des camions préalablement prévus étaient là pour ramasser les cadavres et les emmener dans des fours crématoires de la forêt naturelle de Nyungwe, à quelques kilomètres de là. Ce transport macabre a duré toute la nuit. Les victimes dénombrées furent de 8000 cadavres éparpillés sur le site.
Le président Pasteur Bizimungu, enjambant les cadavres de Kibeho, va parler de 300 victimes. Lors de la commémoration du génocide qui eut lieu à Kibeho le 7 avril 1999, Bizimungu, « évoquant le sort fait aux déplacés du camp de Kibeho, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, n’eut qu’un mot : il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale »[4].
Les Casques Bleus ont assisté en spectateur à ce massacre de masse car ils avaient reçu de leur supérieur de l’ONU l’ordre de ne pas intervenir.
Les rescapés ont été tués sur leur chemin de retour
Le journal français « Libération » du 23/06/1995 a parlé de 60.000 déplacés disparus au Rwanda : « Deux mois après la tuerie du camp hutu de Kibeho, des milliers de réfugiés manquent à l’appel ». Le journaliste Philippe Ceppi, citant les sources de l’Integrated Operation Centre (IOC), la Centrale humanitaire des Nations-Unies a écrit : « La banque de données de l’IOC a beau faire et refaire ses comptes, son total reste sempiternellement le même : 60.000 déplacés se sont volatilisés dans la nature ». Randolph Kent, Directeur du Bureau de coordination humanitaire des Nations Unies au Rwanda (UNREO), cité par le même journal, précise : « Quels que soient les chiffres de départ, il reste que plusieurs dizaines de milliers de gens ont disparu ». Les rescapés des massacres de Kibeho ont été interceptés par les hommes de Fred Ibingira et tués sur leur chemin de retour.
Les massacres de Kibeho ont été dirigés par le Colonel Ibingira qui a bénéficié d’une totale impunité. Des voix se sont élevées et Ibingira fut jugé le 19/12/1996 dans un procès que les organisations de défense des droits de l’Homme Human Right Watch/Africa et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme ont qualifié de simulacre dans leur déclaration du 30/12/96. Cet officier n’a été inquiété.
Quelques extraits du livre de Terry Pickard
– Des personnes partaient pour des interrogatoires et n’étaient plus revus. (…) Les réfugiés étaient battus sur les points de contrôle ; les militaires du FPR venaient même chercher des malades dans le centre médical (CCP : Casuality Collection Point):
"Some were taken for questioning by RPA and were never seen again…(p.57) ; the RPA was forcing refugees through the checkpoint , beating them with stick (…); the RPA occasionally came into CCP and removed all patients because we were taking too long (p.62)".
– L’Armée du FPR avait coupé l’approvisionnement en vivres et en eau cinq jours plus tôt. Les réfugiés étaient dans la survie:
"The RPA had cut off all food and water supplies to the camp five days earlier. Now the refugees were showing their sheer desperation to survive (p.63)".
– La solution pour les militaires du FPR étaient de tuer tout déplacé (IDPs : Internally displaced persons) qui voulait s’échapper de la ceinture du camp faite par les soldats. Les réfugiés ayant paniqué, ils ont voulu s’enfuir et les soldats ont ouvert le feu avec leur kalachnikov et des armes lourdes postés sur les montagnes environnantes. Les soldats de l’ONU observaient l’horreur l’ONU leur ayant empêché d’intervenir:
"The RPA’s solution was to kill any IDPs trying to break through the ring of soldiers. Back at our bunker all hell was breaking loose around us. Some of the refugees had panicked and started running towards the checkpoint to try and get out. That was when the RPA opened fire with AK47s and rocket-propelled grenades. They also had a 50-calibre machinegun pumping away on the nearby hill overlooking the checkpoint. We could see the RPGs wobbling through the air as they headed for their target and landing among groups of refugees, killing up to half. The survivors were then mown down with rifle and machinegun fire. We could only sit and watch in horror. The restrictions placed on us by the UN charter meant we weren’t allowed to react in any way with our own weapons. Under our rules of engagement, we couldn’t act because our own lives were not being directly threatened. The UN had ordered us not to intervene; this was a local matter that needed to be sorted out by the Rwandan people themselves. It was all very well for them to give those orders (p.74)".
– Les réfugiés qui ont voulu chercher refuge chez les soldats de l’ONU n’avaient pas de chances car ces Casques Bleus évitaient de devenir la cible des militaires du FPR.
"A minute or so later, three refugees came running over the hill directly to the front of our bunker. No more than 20 metres away, they had the widest, panic-stricken eyes I have ever seen. They were trying to get to the apparent safety of the UN compound. They knew they would be killed if they couldn’t find protection. But there was none. They were close to us when I said to the others that we had better get our heads below the level of the sandbags because I knew they would make attractive targets to the RPA. We all ducked down and within a few seconds a massive amount of automatic machinegun and rifle fire was directed into the area. When the shooting died down and we looked up, all three were dead. It was a man, woman and child; most likely a family. The look of pure desperation and animal-like fear in the father’s dark, wide eyes will be burned into my memory forever (p.75)".
– Les militaires tuaient les rescapés des bombardements avec des baïonnettes pour épargner leurs balles. Dans ce massacre, personne n’était épargné. Même des bébés sur le dos de leurs mères étaient tués. D’autres avaient la gorge coupée. C’est la première fois où Terry Pickard, dans sa vie de militaire, a vu des hommes devenir des cibles de tir à l’arme comme dans des exercices militaires. Il a demandé à un soldat zambien ce qu’il pense, comme africain, de ce que l’armée du FPR a fait pour ces réfugiés. Le soldat zambien lui a expliqué que les soldats du FPR ne sont pas des hommes, mais des animaux qui savent se servir des armes à feu.
"Meanwhile, the killing just went on and on right in front of us. Those who were unfortunate enough not to be killed outright lay injured in the field until they were hunted down and shot at close range. Some were simply bayoneted were they lay, so the RPA could conserve ammunition. None were spared, not even the babies on their mother’s backs. Many had their throats cut. The things I saw through my Steyr’s telescopic sight were almost impossible to comprehend. When a machinegun is fired it tends to leave a pattern where the rounds land called the "beaten zone". Rounds do not land in exactly the same spot and have a spray effect. I had seen this many times on the range in Australia. I had never seen the effect when humans were the target. I had a close-up view of people dropping to the ground as they were hit. As shocking as it sounds, it went on for so long a kind of boredom set in. After a white I got talking to the Zambian soldier crouching next to me. I asked him what he thought of the RPA and what they were doing to the refugees. I wanted to know his opinion as someone from Africa. He explained to me that he thought the RPA were not people but animals with the ability to use weapons. He also reminded me that these two tribes, the Hutu and the Tutsi, had been at each other’s throats for many, many generations. The only difference now was they used AK47s and machineguns instead of spears and shields (p.76)".
– Les soldats du FPR se sont opposés à ce que les Casques Bleus comptent les morts. Ils venaient d’arriver au nombre de 4000 victimes. Des mères étaient mortes les enfants sur le dos dont certains étaient encore vivants. Partout où ces Casques Bleus regardaient, le spectacle était horrifiant. Il y avait des cadavres partout et des blessés graves.
"Jordo and Scotty, each accompanied by an infantry section, were tasked to walk up the sides of the road to do a body count using pace counters. Jordo and Scotty had already counted about 4,000 dead and 650 wounded when they were stopped halfway along the road. The RPA had forced them to stop when they realized what was going on. There were bodies lying all over the place even though the RPA had tried to get rid of many of them during the night. White counting in the compound, Jordo and his section found a large number of dead women who still had young children tied to their backs in the African way. Jordo had to go around and cut the children and babies free. Some were already dead. Others had been forced to spend the whole night nestled against their dead mothers. The children who were still alive were carefully collected by the Zambatt soldiers and taken to the water point to be registered before being loaded onto trucks bound for orphanages around the country. The dead were thrown into mass graves. (…) The sheer number of injured and dead seemed overwhelming. We walked the whole area to find out what we were up against. Everywhere we Iooked, in every room and area, there were horrifically injured people. With some of the infantry soldiers acting as stretcher-bearers, we began to sift through the human tragedy, selecting only priority three patients who we knew could be treated quickly at the CCP (pp.81-82)".
– Les militaires du FPR étaient occupés à précipiter ces cadavres dans des fosses communes, d’autres devaient dégager la route jonchée de cadavres pour que les véhicules puissant passer :
"While this was going on, the RPA were quietly retrieving the dead and burying them in mass graves. We believed it was to lower the body count, and they had been at it since the night before. To regain control of their area, the Zambians were doing the same. They collected hundreds of dead just to clear the road so vehicles could access the area. All of these bodies went into mass graves as well. Even our own infantry had to do it. I have no doubt it was the worst thing they have ever done-picking up the putrefying, horrifically damaged bodies of men, women and children and throwing them into a large pit already hall full of other dead. It was like something out of a black-and-white Nazi concentration camp film, except it was very real and in vivid, awful color. The process was filthy, disgusting and degrading to the dead, and would scar many of the soldiers for the rest of their lives (pp.84-85)".
– Les militaires du FPR essayaient de minimiser les dégâts alors que environ 8000 hommes, femmes et enfants sans défense avaient été tués à Kibeho. (…) CNN a estimé à 25000 personnes les victimes des massacres de Kibeho :
"An RPA captain had been invited to lay a wreath. I was fuming. I could not believe it was happening after the events at Kibeho. The RPA had just murdered about 8,000 helpless men, women and children in cold blood and here was one of their captains laying a wreath as if nothing had happened (p.112)".
"The CNN reporter estimated that as many as 25,000 people had been killed on April 22 (p.113)".
Gaspard Musabyimana
Le 26 décembre 2008