Quinze ans après le génocide qui a ravagé le Rwanda en 1994, les acteurs ont changé mais malheureusement les politiques restent très sensiblement les mêmes. Le Rwanda s’est enfoncé dans un autre cycle de répression, une élite fortement minoritaire ayant mis sur pieds des politiques officielles et officieuses qui appauvrissent la majorité de la population. De plus, cette répression et cette violence ont traversé les frontières et se sont diffusées dans la région et plus particulièrement en République Démocratique du Congo voisine.
Un aspect particulièrement regrettable pour tous ceux qui y sont engagés concerne l’aide étrangère. Bien qu’elle soit cruciale pour le développement du Rwanda et la réduction de la pauvreté, actuellement cette même aide étrangère contribue à l’aggravation de la crise. Les politiques gouvernementales ne sont conçues que pour et par l’élite Tutsi venue de l’Ouganda en 1994 et un groupe restreint d’alliés, et l’aide étrangère a l’effet pervers de permettre à ce groupe de garder le contrôle du pouvoir – lequel contrôle provient en fait d’un freinage délibéré du développement de la grande majorité de la population rwandaise.
Contexte
La guerre qu’a subie le Rwanda entre 1990 et 1994, et qui s’est par la suite étendue à la République Démocratique du Congo (RDC) a causé d’énormes destructions en capital humain à travers les nombreuses victimes qu’elle a occasionnées (on parle généralement de 800 000 morts entre avril et juillet 1994 au Rwanda, et de plus de 5 millions en RDC). Elle a aussi entraîné la destruction et l’endommagement de nombreuses infrastructures et équipements, de bâtiments publics et privés en plus de canaliser les ressources productives vers les activités de guerre.
Vu l’immensité des dégâts et la grande détresse de la population rwandaise, la communauté internationale s’est empressée de reconstruire le Rwanda et lui a accordé une aide substantielle largement supérieure à la moyenne de celle attribuée aux autres pays africains au Sud du Sahara. Déjà, en janvier 1995, la Table ronde des bailleurs de fonds de Genève s’engageait à fournir au Rwanda une aide bilatérale et multilatérale de près de 600 millions $us[i]. Depuis 1997, l’aide étrangère a connu deux périodes de forte augmentation : la première en 2000, lorsqu’elle est passée de 16% du Produit intérieur brut (PIB) en 1997-1999 à 20% en 2000-2002, et la deuxième en 2003 lorsqu’elle est passée à 25% du PIB en 2003-2004[ii]. De 1995 à 2006, le Rwanda a reçu une aide étrangère totale s’élevant 5 064 210 000 $us[iii] et parmi les plus grands donateurs figurent le Royaume-Uni, les États-Unis, les Pays-Bas ainsi que la Belgique[iv]. Actuellement, avec une aide étrangère équivalente à 55$ par habitant, le Rwanda figure parmi les pays les plus dépendants de l’aide au monde [v].
Cependant, bien qu’à travers cette forte aide étrangère, les bailleurs de fonds visaient à permettre au peuple rwandais de se remettre d’un des plus grands conflits interethniques du 20ième siècle, ils ne se sont pas assurés si les politiques mises en œuvre par le nouveau gouvernement, formé par les anciens rebelles Tutsi du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui étaient basé en Ouganda voisin, n’étaient pas susceptibles de perpétuer ce conflit. Or, les recherches montrent que dans des situations de guerre (avant, pendant ou après), l’aide étrangère (humanitaire et au développement) n’est jamais neutre : elle crée des incitatifs à la paix ou à la guerre, sa taille étant aussi importante que sa répartition entre les bénéficiaires[vi]. Les incitatifs à la paix concernent «tous les usages de l’aide qui renforcent la dynamique de paix en influençant le comportement des acteurs, en renforçant les capacités de ceux qui sont pour la paix, en modifiant les relations entre les parties en conflit (groupes ethniques, société civile, gouvernement) et en influençant l’environnement social et économique dans lequel les dynamiques de conflit et de paix évoluent »[vii].
L’attitude paradoxale des bailleurs de fonds de ne pas lier l’aide accordée au gouvernement rwandais au contrôle du piège ethnique alors que le pays venait de subir un terrible conflit interethnique peut être expliquée par deux facteurs : D’abord, le sentiment de culpabilité de la communauté internationale de ne pas être intervenue pour éviter la mort de milliers de personnes. Ce sentiment est souvent évoqué pour justifier la non-condamnation des crimes du FPR qui, selon de nombreuses sources internationales, constituent dans beaucoup de cas des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Cependant, étant donné que le FPR est crédité d’avoir arrêté la crise immédiate, ses dirigeants sont souvent exonérés de critiques par la communauté internationale même lorsque les faits plaident pour une action judiciaire.
Ensuite, le FPR avait donné des signaux d’ouverture après le génocide de 1994 que tous les acteurs avaient appréciés. Ainsi, dans son premier gouvernement, il avait accordé les plus hauts postes de Premier ministre et de Président de la République ainsi que d’autres postes ministériels importants à des Hutu. Malheureusement, quelques temps après 1994, il est devenu clair qu’il ne s’agissait que d’une pure stratégie de relation publique destinée à rassurer l’opposition intérieure et extérieure, et à permettre ainsi au FPR de consolider son pouvoir. Par la suite, l’opposition intérieure a été complètement muselée, mais la communauté internationale n’a pas pour autant modifié ses relations ni sa politique d’aide étrangère.
Maintenant, force est de constater que cette attitude des bailleurs de fonds a été une grave erreur, et que le Rwanda post-1994 a connu un faux départ: la non-considération de la dimension ethnique dans la reconstruction du pays a, non seulement éloigné le Rwanda du sentier de la paix, mais aussi sérieusement compromis la lutte contre la pauvreté.
En effet, les données sur l’économie rwandaise montrent que le contentieux entre les Hutu et les Tutsi qui a été à l’origine des violents conflits entre ces deux ethnies dans l’histoire du Rwanda constitue aussi la trame de fonds des politiques économiques du gouvernement du FPR majoritairement Tutsi. Ainsi, les grandes inégalités de revenus qui caractérisent l’économie rwandaise se révèlent fortement en relation avec des politiques discriminatoires vis-à-vis des Hutu. De plus, comme ci-après montré, il existe de fortes similitudes entre la situation actuelle et celle d’avant les années 1960 qui a mené aux violentes confrontations interethniques de 1959 et à la fuite des parents de la majorité de l’élite dirigeante Tutsi actuelle. Comme à cette époque, les Hutu fortement majoritaires dans la population sont très faiblement représentés dans l’élite dirigeante, et les politiques tant officielles qu’officieuses sont mises en œuvre pour les maintenir dans la pauvreté.
Sachant que, lorsque le pouvoir politique d’un groupe est menacé par le progrès, le développement économique du pays devient fortement compromis[viii], l’on doit reconnaître l’impossibilité de lutter efficacement contre la pauvreté au Rwanda sans résoudre le problème de partage du pouvoir entre les Hutu et les Tutsi. Pire encore, les mêmes causes créant les mêmes effets, la situation actuelle risque de provoquer les mêmes violences interethniques qu’en 1959. Les aspects ci-après mentionnés au sujet de l’alarmante situation actuelle du Rwanda sont loin d’être exhaustifs, mais ils sont suffisamment graves pour inciter à une reconsidération de l’assistance accordée au Rwanda avant qu’il ne soit trop tard.
par la Fondation Hôtel-Rwanda Rusesabagina en collaboration avec
Emmanuel Hakizimana, Ph.D., Université du Québec à Montréal
et Brian Endless, Ph.D., Loyola University Chicago
Le 5 avril 2009- Chicago Illinois
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[i] Filip Reyntjens (2004) « Rwanda, ten years on: From genocide to dictatorship », African Affairs, 103, 177–210
[ii] Banque Mondiale (2007), Rwanda, Vers une croissance et une compétitivité soutenues, Mémorandum sur le pays, Rapport 37860-Rw, Volume 1, p.6
[iii] Base de données de la Banque Mondiale
[iv] Les Pays-Bas ainsi que la Suède ont arrêté leur aide en 2008, et le Canada vient de suivre (2009)
[v] UNDP (2008), Turning vision 2020 into reality: From recovery to sustainable human development, p. 52
[vi] Peter Uvin (1999), The influence of aid in situation of violent conflict, Watson Institute for International Studies, Brown University, Providence, RI, USA., p.3
[vii] Ibidem, p.5
[viii] Karla Hoff and Joseph E. Stiglitz (2000), Modern economic theory and development, in Gerald M. Meir and Joseph E. Stiglitz, Frontiers of development economics: The future in perspective, World Bank and Oxford University Press, p.425