La culture du mensonge, dit ubwenge, est, au Rwanda, un fait culturel indéniable. Les relents de cette culture sont observables même aujourd’hui. Ce terme n’a pas d’équivalent en français. Il combine à la fois les mots français : intelligence, mensonge, ruse, malignité, duplicité, dissimulation, et fourberie.
Ce phénomène était favorisé par la société féodale d’antan, où la vérité n’était pas dite pour elle-même. La société rwandaise était hautement hiérarchisée du serf au seigneur jusqu’au sommet où il y avait le roi. Au lieu de dire la vérité à ses supérieurs, on la cachait ou on la déformait pour s’attirer des faveurs des grands (ukuri wabwiye shobuja, ukumuhakishwaho).
Le professeur Charles Ntamapaka développe ce phénomène, appliqué à la justice dans le Rwanda traditionnel : « Contrairement à l’Occident, la vérité ne lie pas le juge et ne constitue même pas un objectif de la justice. L’opinion individuelle reste entièrement subordonnée à l’intérêt du groupe. La justice n’est pas de donner à chacun ce qu’il lui est dû, mais de rétablir l’harmonie sociale, respecter la hiérarchie sociale et les règles établies. Ainsi la famille, le clan, la tribu sont un tout dont chaque membre n’est qu’une partie.
La relation avec l’autorité impose une autre vision de la vérité. Une utilisation de la vérité pour ses intérêts propres. La vérité est celle qui se rapproche le plus de l’opinion du chef. On ne témoigne pas contre une autorité quelconque, on cherche toujours à être de l’avis de l’autorité, le pauvre perdra toujours dans le procès qui l’oppose au chef ou même à ses influents.
(…). La prudence s’impose, celle-ci conduira à la duplicité à l’égard de l’autorité. La bonne vérité est celle-là même qui ne nuit pas aux intérêts. L’intérêt majeur c’est d’être de l’avis de l’autorité, parentale ou politique[1] ».
Malgré que ce trait de la culture rwandaise s’est estompé avec le temps notamment à cause de la christianisation (tu ne mentiras pas) et de la scolarisation, certains parents inculquent subtilement à leurs enfants, même aujourd’hui, cette « intelligence à la rwandaise » : ne pas dire ce que l’on a mangé, où l’on va, d’où l’on vient, etc. Il faut répondre vaguement : « Je viens de là-bas », « Je ne sais pas où je vais », …
Dans son livre[2] , Valens Kajeguhakwa, un richissime homme d’affaires rwandais dévoile qu’il avait « jugé assez important de développer » chez ses enfants « le goût du secret et le sens de la dissimulation. »
Quelqu’un a relevé cet exemple frappant de l’éducation au mensonge : « Un jour je suis allé rendre visite à un ami à Bruxelles en Belgique. Le téléphone sonne. Son fils de 14 ans décroche. A l’autre bout du fil, le correspondant demande : « Est-ce papa est là ? ». L’enfant lui répond : « Je vais voir ». Il dépose le téléphone, regarde son père assis non loin, au salon. Le père hoche la tête. Le fiston reprend le téléphone et répond au correspondant : « Papa n’est pas là, il est sorti ». Voilà l’attitude d’un enfant « intelligent à la rwandaise ».
Le double langage, la dissimulation, la ruse, on l’a vu dans les négociations de paix d’Arusha. Les observateurs étrangers, en voyant les délégués du gouvernement rwandais et ceux du FPR donner des blagues, se parler entre eux en Kinyarwanda, ont cru à une paix déjà gagnée. C’était sans savoir que dans la culture rwandaise : « Dire oui n’empêche pas celui qui refuse de refuser » (kwikiliza ntibibuza uwanga kwanga).
L’ubwenge, « l’intelligence à la rwandaise », a frappé les explorateurs et chercheurs occidentaux ainsi que de Rwandais s’y sont intéressés.
Richard Kandt, Résident impérial allemand au Rwanda depuis 1909, dans son livre Caput Nili, publié à Berlin en 1921, relève cette méfiance des Rwandais notamment envers les étrangers. Ainsi le capitaine Ramsey, qui était arrivé à Runda le 20 mars 1897 pour y rencontrer le roi Musinga, fut présenté à un certain Mhamarugamba pour faire accepter à ce dernier le protectorat allemand. Deux ans plus tard, ce fut le tour des Révérend-Pères Brard, Barthélemy et du Frère Anselme d’être arnaqués. Le même Mhamarugamba, paré en en roi, les reçut à Nyanza et leur accorda l’autorisation de s’établir dans le sud du pays où ils ont fondé la première mission catholique de Save.
En 1939, le chanoine de Lacger, dans son livre Le Ruanda, a souligné que la délation, l’intrigue,… étaient à l’état endémique à la cour du roi rwandais.
En 1940, Paul Dresse, un des administrateurs belges du Rwanda, a écrit un livre où il brosse l’art du mensonge chez les Tutsi : « Les Tutsis se distinguent par un vif souci de la tenue apparente. “Représenter”, faire belle et noble figure à travers tout, voilà la grande affaire pour ces aristocrates. Cette disposition a certainement ses bons côtés : elle développe la maîtrise de soi, et le Tutsi se doit de savoir se dominer dans la colère. Mais elle favorise aussi la duplicité et c’est ce qui fait de cette race l’une des plus menteuses qui soit sous le soleil. » Et de poursuivre : « Il résulte de ces aperçus que les Tutsis sont des diplomates-nés. Ils seront circonspects dans leurs paroles au point que, si vous interrogez l’un d’eux sur un fait qu’il connaît parfaitement, vous le verrez peut-être transmettre la question à son voisin pour mieux se donner le loisir de préparer sa réponse. Toutefois, l’art de tromper n’est pas chose purement verbale. Le visage, la contenance entière doivent seconder le bel artifice du discours. C’est pourquoi les Tutsis sont des maîtres comédiens, habiles à se composer la physionomie de circonstance, et cela instantanément. »
Thomas Kamanzi, un Tutsi qui a fait des recherches en collaboration avec le Belge André Coupez, ont fait des recueils de la littérature orale qu’ils ont consignés dans un livre intitulé : Littérature de cour au Rwanda, publié à Londres en 1970. Ils y définissent le terme ubwenge (ubwéenge) comme : « fourberie » et que cela est caractéristique du comportement tutsi.
Stanislas Bushayija, un prêtre catholique tutsi, a, en 1958, vanté les mérites de l’ubwenge en ces termes : « (…) Si le Mututsi reconnaît à l’Européen ses compétences dans le domaine technique, – électricité, physique, mathématique, etc., – s’il lui reconnaît l’intelligence du livre (ubwenge bwo mu gitabo), il déplore son absence de finesse d’esprit. Savoir travestir la vérité, donner le change sans éveiller le moindre soupçon est une science qui fait défaut à l’Européen et que le Mututsi est fier de posséder ; le génie de l’intrigue, l’art du mensonge sont à ses yeux des arts dans lesquels il s’enorgueillit d’être fort habile : c’est là le propre du Mututsi et, par contagion et par réflexe de défense, de tout Munyarwanda »[3].
En 1980, Aloys Rukebesha, qui a été pendant longtemps rédacteur en chef des programmes de radio Rwanda, a défendu un mémoire à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) Paris en France sous le titre de : « La révolution rwandaise face à la communication ésotérique ». L’essentiel de ce document fut publié à Kigali en 1985 sous le titre de : « Esotérisme et communication sociale ». Dans ses recherches, il arrive à la conclusion que l’esprit de la dissimulation, l’art du mensonge, veinaient traditionnellement d’en haut, de l’autorité et se répandaient dans les basses couches de la population.
Le 8 janvier 1994, le premier ministre rwandais Agathe Uwiligiyimana a déclaré, devant le président Habyarimana et le chef de la mission de l’ONU au Rwanda : « Les Rwandais sont des menteurs et cela fait partie de leur culture. Dès le jeune âge on leur apprend à ne pas dire la vérité surtout si cela peut leur nuire »[4].
Pasteur hollandais de l’Église Presbytérienne au Rwanda chargé de la formation biblique et théologique des laïcs au Rwanda entre 1961 et 1994, C. M. Overdulve, considère, à juste titre, le mensonge des Rwandais comme une culture. Il l’a consigné dans un article intitulé : « Fonction de la langue et de la communication au Rwanda » publié en novembre 1997.
La même année fut publié un livre des entretiens de l’abbé André Sibomana, un grand journaliste rwandais et rédacteur du quotidien catholique Kinyamateka, avec Hervé Deguine de « Reporters Sans Frontières ». Sibomana reconnaît que dans la tradition, le mensonge est valorisé ; qu’il faut ajouter aux armes traditionnelles la ruse et le mensonge pour avoir des chances de survivre.
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Le Professeur français Pierre Erny, qui a enseigné à l’Université Nationale du Rwanda pendant plusieurs années, a publié, en 2003, un article intitulé Ubgenge : Intelligence et ruse à la manière Rwanda et Rundi. Par ses recherches, il a pu observer que, ubgenge ou ubwenge désigne l’intelligence, la ruse, la débrouillardise, le fait d’être malin, une valeur qui se manifeste tout particulièrement par l’art de mentir sans se faire prendre, une sorte de "langage oblique". Il poursuit : « Dans une société où “la vérité n’est pas un élément dominant dans l’échelle des valeurs”, où non seulement tout le monde est susceptible de dissimuler la vérité, mais où le “mensonge” est classé parmi les beaux-arts et les jeux de l’esprit parmi les plus excitants, personne n’est dupe, tout le monde sait à quoi s’en tenir et comment adapter sa conduite. Autrement dit, seuls ceux du dehors se font avoir. ». Il conclut pertinemment : « Je pense que le drame du Rwanda en ces vingt dernières années apparaîtra, le jour où les passions se seront décantées et où l’on commencera à y voir plus clair, comme dominé d’un bout à l’autre par le mensonge, un mensonge distillé avec un art et une intelligence qui frisent, au moins à nos yeux, à la perversité. »
En 2007, le Père Serge Desouter, qui a vécu au Rwanda plus d’une vingtaine d’années, a publié, aux Editions L’Harmattan, un livre intitulé Rwanda : le procès du FPR. Au sujet de l’art du mensonge chez le Rwandais, il souligne : « Cette façon de communiquer et d’échanger des informations au Rwanda est connue dans la culture comme ubwenge. Ce que les Occidentaux appellent le « mensonge » n’est autre au Rwanda que ce fameux ubwenge donc, autre chose que la « franche vérité » !… ».
Antoine Nyetera, un autre Tutsi descendant de la lignée royale de Banyiginya et grand collaborateur de l’Abbé Alexis Kagame, dans un livre en préparation[5] parle largement de l’art du mensonge chez le Rwandais en général et chez le Tutsi en particulier. Il relève que traditionnellement, ce phénomène était inculqué subtilement, voire sournoisement, aux enfants dès leur tendre enfance.
On pourrait prolonger l’argumentation faite sur la culture du mensonge en citant la définition de l’ubwenge figurant dans le dictionnaire « Rwanda-Rwanda et Rwanda-Français », publié en 2005 conjointement par l’Institut de Recherches Scientifiques et Technologiques (IRST) de Butare-Rwanda et par le Musée Royal de l’Afrique Centrale (MRAC) de Tervuren-Belgique. Ubwenge est, selon ce dictionnaire une : « Qualité humaine, complexe et fort appréciée, qui permet de prendre l’avantage sur les hommes et les choses de la vie. Elle associe indissolublement l’intelligence, la ruse, l’adresse, l’expérience, la sagesse, la lucidité. Selon les contextes, l’un ou l’autre de ces aspects est privilégié, mais la diversité des traductions françaises ne doit pas dissimuler que le concept rwandais est unique. Le français n’a pas de terme équivalent. Ceux dont le sens se rapproche le plus sont "astuce" et l’adjectif "malin" dans l’une de ses acceptions (selon Le ROBERT "Qui a de la ruse et de la finesse, pour se divertir aux dépens d’autrui, se tirer d’embarras, réussir"). Si, par exemple, au jeu de godets un joueur bat régulièrement l’autre, il est considéré comme ayant plus d’ubwenge, ce qui implique le raisonnement abstrait, la tactique tenant compte de la psychologie de l’adversaire, la ruse permettant de tricher comme l’admettent les conventions sociales et l’adresse manuelle requise pour éviter de se faire prendre, compte tenu du fait que le tricheur démasqué par l’adversaire est perdant ».
La journaliste du Soir, Colette Braeckman, ne croyait pas si bien dire quand elle écrit : « Avec aplomb, sans que rien ne révèle un trouble éventuel, à part les mains qui s’agitent et des longues jambes qui se croisent ou se déplient, Kagame peut nier les évidences, mentir en vous regardant droit dans les yeux ».[6]
Concluons avec cette analyse récente de Shingiro Mbonyumutwa : « Le recours au mensonge manipulateur a toujours constitué un élément primordial de conquête et de domination du pouvoir au Rwanda. Ce mensonge stratégique qui accuse d’avance n’a donc rien d’anormal, il n’en est que la continuité.
Au temps de la féodalité, le meilleur de l’instruction publique se passait à la cour du roi. On y apprenait entre autres l’art de manier le mensonge pour accuser d’avance l’adversaire, sans hésiter à lui attribuer ses forfaits. C’était honorable. L’art oratoire, disait-on, consistait à confondre son adversaire grâce à la dissimulation de la vérité. Les aristocrates et, par contagion, les Rwandais étaient très fiers de cet art de la dissimulation. Mgr Alexis Kagame qui le comparait avec l’instruction européenne disait régulièrement à propos des Européens et des Blancs en général : «Les Blancs ont la connaissance, mais ils ne sont pas intelligents». Mgr Kagame appuya encore son affirmation le jour où les épouses des professeurs canadiens qui enseignaient à l’Université Nationale du Rwanda allèrent se plaindre chez lui de ce que leurs domestiques mentaient. La réponse fut cinglante : « Mais mesdames, ils ne mentent pas ! C’est de la perspicacité ».
Beaucoup d’autres exemples abondent pour attester de ce phénomène. L’art du mensonge manipulateur est une marque déposée que les aristocrates ont toujours été fiers de posséder et de manier.
Et les Rwandais l’ont bien compris. Un de leurs proverbes ne dit-il pas que « la vérité que tu dirais devant le roi, tu l’enrobes afin de mieux t’en servir en vue d’obtenir des faveurs ». Vu sous cet angle, mentir n’est pas un péché. Travestir la vérité non plus. L’essentiel tient dans le savoir mentir pour que l’on ne sache pas que tu mens. Pour que ton interlocuteur ne s’aperçoive pas que tu le roules dans la farine. Le complément de ce proverbe est un autre proverbe rwandais qui vante une autre prouesse à la rwandaise, à savoir, être capable de « brûler la case et posséder les prouesses inimaginables pour cacher la fumée »[7].
Gaspard Musabyimana
Le 01/10/2009
[1] Charles Ntampaka, Revue Dialogue, n°221 mars-avril 2001.
[2] Valens Kajeguhakwa, Rwanda. De la terre de paix à la terre de sang. Et après ? Paris, Editions Remi Perrin 2001, p. 155
[3] Stanislas Bushayija, « Aux origines du problème Bahutu au Rwanda », Revue Nouvelle, Tome XXVIII, N° 12, décembre 1958, pp. 594-597.
[4] Jacques Roger Booh Booh, Le patron de Dallaire parle : Révélations sur les dérives d’un général de l’ONU au Rwanda, Paris, Editions Duboirs, 2005.
[5] Antoine Nyetera, De la lance à la kalashnikov. Relations socio-politiques Hutu-Tutsi au Rwanda, de l’ère précoloniale à nos jours.
[6] Colette Braeckman, Les Nouveaux Prédateurs, Paris, Editions Fayard, 2003, p. 213.
[7] Shingiro Mbonyumutwa, Rwanda : A quand la démocratie ? Paris, Editons L’Harmattan, 2009, pp. 107-109.