Le brouillard n’était pas encore dissipé sur les collines de Ruyenzi, au sud du Rwanda. quand le père Claude Simard amorça sa prière matinale à 5 h 30. Il était de retour dans sa paroisse et son presbytère depuis un mois, en ce début d’octobre. Les combats et le génocide avaient connu leur dénouement en juillet par le triomphe du Front patriotique rwandais (FPR). Son évêque avait interdit au père Simard de retourner vivre à Ruyenzi pour des raisons de sécurité. Claude Simard avait pourtant été parmi la poignée de missionnaires expatriés à être restés avec les paroissiens aux pires moments du génocide.Il passait maintenant ses nuits seul au presbytère sur la colline; de la fenêtre de sa salle de prière, on distingue bien la vallée où l’ex-armée rwandaise et les miliciens de sa paroisse avaient massacré quelques mois plus tôt plusieurs centaines de Tutsis qui s’étaient réfugiés là dans leur fuite vers le Burundi voisin.
Claude Simard avait enregistré les bruits et clameurs de cette tuerie et il écoutait souvent cet enregistrement quasi comme une obsession, pour montrer aux étrangers « une preuve de ce qui s’était passé, car les gens ne le croiraient pas sur parole. » En 29 ans de vie missionnaire au Rwanda, où il avait vécu d’autres périodes de violence ethnique, il n’avait jamais connu rien de tel.
Sa prière achevée, il reste quelques instants à revoir ces images obsédantes des derniers mois : expliquer l’indicible, enregistrer l’in compréhensible… Il demande au Seigneur des forces pour entreprendre une journée qu’il sait importante pour que la vie se normalise un peu plus dans sa paroisse. Sa cuisinière tutsie arrive, prépare le café et coupe la papaye qu’il aime tant pour le pe- tit déjeuner. Claude Simard ramasse ses papiers et ses pensées.
Quelques jours plus tôt, il est allé à Kigali voir le ministre de l’Intérieur et du Développement communal, Seth Sendashonga, pour attirer son attention sur des disparitions et assassinats récents dans sa commune. Sendashonga a la réputation d’être un homme intègre et accessible. Ancien haut-fonctionnaire des Nations unies, il est aussi membre du bureau politique du Front patriotique rwandais.
Sous surveillance
Or, le père Simard a de plus en plus de problèmes avec les militaires du FPR. Le capitaine Zigira du FPR, nouveau préfet de Butare, a ouvert un dossier sur lui.
Un autre officier est venu chercher sans ménagement, et même violemment, sa soeur que le père Simard avait engagée non sans peine comme infirmière pour rouvrir le dispensaire de Ruyenzi. Les jeunes soldats le fouillent et le harcèlent souvent aux barrages routiers. Enfin, d’autres jeunes Tutsis du FPR, ou même des sympathisants comme son ancien vicaire, Maana, répandent des rumeurs voulant que le père Simard n’ait pas suffisamment protégé de Tutsis pendant le génocide.
Le Rwanda connaît des lendemains difficiles puisque le génocide y a tué 800 000 personnes. Dans le sud-ouest, plusieurs réfugiés ont peur de rentrer sur leurs collines; ils craignent les représailles. Des Hutus sont capturés la nuit par le FPR : au mieux ils sont emprisonnés, au prie ils disparaissent ou sont assassinés.
Avec en tête ces scènes de représailles récentes contre ses parois- siens, le père Simard s’était rendu à Butare au bureau du HCR (Haut- commissariat aux réfugiés de l’ONU) pour présenter le problème et demander assistance. Il avait été interpellé par un des responsables : « C’est vous le prêtre qui parle des maisons pleines de cadavres dans sa paroisse. » Il avait confié à un ami : « Est-ce que ces grands organismes internationaux savent à quel point ils sont espionnés. »
Ce que Claude Simard ne savait pas par ailleurs, c’est que le HCR était dans l’eau bouillante pour avoir commandé un rapport à Robert Gersonny un spécialiste américain de la question et que celui-ci y révélait 30 000 tueries attribuables au FPR. Il ciblait en particulier des Hutus revenus des camps de réfugiés du Zaïre et de la Tanzanie.
Pour la dernière fois, il reprend la route de Kigali, le même trajet qu’il a parcouru des centaines de fois de- puis 29 ans pour ramener secours et services pour ses paroissiens. Il passe par la route de Nyanza, à l’orphelinat du père Simoens, un missionnaire belge chez qui il avait ramené récemment, d’une région voisine, de jeunes orphelins qu’il avait cachés et évacués pendant le génocide. Car, nous dit le capitaine Tim Isberg, d’Edmonton, responsable de l’enquête sur la mort du père Simard pour la MINUAR (mission des Nations unies pour le Rwanda) : « Contrairement à ce que laissait croire la rumeur dans certains milieux tutsis, le père Simard savait que s’il gardait plusieurs Tutsis chez lui, sa paroisse et son église deviendraient un vaste cimetière, comme beaucoup d’autres églises du Rwanda. Donc il cherchait à cacher les gens dans des endroits éloignés ou éparpillés, plutôt qu’à les concentrer chez lui. »
Sendashonga reçoit le père Simard dans son bureau encore en dérangement avec fenêtres éclatées sous l’impact des tirs des derniers jours de la guerre.
« Le père Simard était surtout inquiet de la disparition de plusieurs de ses paroissiens. Il disait que les gens espéraient beaucoup du nouveau gouvernement, mais que les représailles du FPR les faisaient déchanter rapidement; il m’a demandé d’intervenir auprès des autorités militaires pour que cessent ces opérations dans sa commune. » Seth Sendashonga s’engage alors à vérifier auprès du ministre de la Défense, le général Kagame, et du préfet de Butare, le capitaine Zigira, les agissements du FPR dans la commune du père Simard. Il écrit une des 700 lettres qu’il adresse au gouvernement et à son ministre de la Défense cette année-là. Toutes les lettres vont rester sans réponse, et Sendashonga sera limogé avec d’autres ministres hutus, dont le premier ministre Twagiramungu, en août 1995.
Le capitaine Isberg nous a aussi confié avoir trouvé dans la paroisse même du père Simard une fosse commune récente, qui contenait à son avis environ 1 000 cadavres, même si le FPR lui a interdit d’exhumer les cadavres et d’en faire l’analyse.
L’assassinat
Sendashonga nous dira plus tard que « certains cercles militaires du FPR n’étaient pas mécontents de s’être débarrassés du père Simard, qui ne tenait pas sa langue et qui avait eu ce qu’il méritait. » Les cercles militaires en question, pour effectuer ce type d’opération, relevaient de deux niveaux : la région sud était sous le commandement du colonel Ibingira, tandis que le service du Renseignement militaire, la célèbre DMI (Direction of Military Intelligence) se trouvait sous la coupe du colonel Kerenzi.
Selon Sendashonga, « le cas Simard n’a jamais été discuté dans une réunion du bureau politique du FPR, mais il est claire que, dans le contexte ou le gouvernement faisait tout pour décrocher de l’aide internationale, la décision d’assassiner Simard devait venir d’un palier supérieur du Renseignement militaire. »
Le colonel Ibingira sera par la suite directement impliqué dans le massacre de Kebeho, en avril 1995, alors que près de 4 000 réfugiés de ce camp du sud-ouest du Rwanda seront tués par des soldats du FPR sous les ordres du colonel Ibingira.
Le général Kagame promet alors de démettre Ibingira, mais le rapporteur spécial des Nations unies note dans un rapport qu’il était toujours pré-sent sur l’estrade d’honneur lors des cérémonies du 1er anniversaire de la prise du pouvoir par le FPR, à Kiga- li, en juillet 1995.
Aujourd’hui encore, le colonel Ibingira travaille à partir de la base frontalière à Cyangugu, et un récent rapport d’un organisme rwandais des droits de la personne le mentionne comme un responsable des massacres dans des camps de réfugiés hutus dans le Sud-Kivu, au Zaïre, en octobre 1996.
Après sa première enquête, le capitaine Isberg est retourné voir d’autres témoins, en mars 1995, et ceux-ci lui ont confirmé avoir vu des militaires du FPR dans la voiture qui a quitté le presbytère le soir du 17 octobre 1994. La fameuse Toyota bleue dont le gouvernement a soutenu qu’elle appartenait aux miliciens, avait aussi été vue sur le même chemin de terre peu fréquenté, des soldats du FPR à son bord.
Conclusion du capitaine Isberg : « Le père Simard a été une victime indirecte du génocide. Mais au lieu d’être tué par le régime précédent, qui était responsable du génocide, il a été tué par quelqu’un au sein du nouveau pouvoir, militaire ou autre, qui croyait que Simard les avait trahis et allait les accuser de tueries semblables à celles perpétrées par l’ancien régime. » Quant aux enquêteurs nommés par le FPR, ils ont passé deux jours à Ruyenzi. Puis on n’a plus entendu parler d’eux.
Les tueurs du FPR ont laissé la papaye sur la table, et le marteau qui a servi à l’assassinat, à côté du corps du père Simard que sa cuisinière retrouve le lendemain, bouleversée. Aujourd’hui encore, aucun remplaçant ne vit dans la paroisse. Seul un autre prêtre vient régulièrement dire la messe, dans une communauté où l’on peut toujours, deux ans après la mort de Claude Simard, trancher la peur au couteau.
YVAN PATRY, Les derniers jours du père Claude Simard, La presse, Montréal, samedi 16 novembre 1996.