En 1999, le professeur Maniragaba Balibutsa a publié un livre intitulé : « Une archéologie de la violence en Afrique des Grands Lacs »*. Cet ouvrage d’une grande qualité intellectuelle est cependant passé presque inaperçu peut-être parce qu’il a été édité par le CICIBA (Centre international des civilisations bantu), un « éléphant blanc » qui n’a débouché sur rien, ou pas grand chose.
Dans ce livre, le professeur Balibutsa montre à quel point la culture rwandaise était non seulement imprégnée de cet optimisme fondamental représenté par Imana, mais qu’en même temps cet optimisme était toujours jumelé avec un certain pessimisme ou fatalisme qui s’exprime par le principe indéfini appelé Nyamunsi.
Ainsi, lorsque, à l’occasion d’un mariage, d’une naissance, d’une phase déterminée de la croissance ou de la socialisation de l’enfant et même de la mort d’un membre de la famille, les Rwandais et les Rwandaises du village et des environs se réunissaient pour célébrer la vie ou pour conjurer la mort, ils dansaient, chantaient ou pleuraient ensemble, ils étaient absolument convaincus que leur Imana était toujours là, là tout près, soit pour garantir la paix (amahoro) et la vie (ubuzima) et pour éloigner les puissances de la désunion et de la destruction que sont Nyamunsi (Fatalité) et Serupfa (Thanatos, Mort). La paix était donc considérée comme un état d’équilibre entre toutes ces tendances et, à ce titre, c’était le bien social le plus précieux qu’on évaluait à tous les moments du jour et de la nuit et avec lequel il ne fallait pas jouer.
L’auteur se pose des questions très pertinentes sur l’essence même de l’antagonisme Hutu-Tutsi : comment se fait-il qu’avant la colonisation, ceux qui s’appelaient abatutsi n’avaient jamais entrepris d’exterminer ceux qui s’appelaient abahutu et que ceux-ci non plus n’avaient jamais essayé d’exterminer les premiers et que maintenant, depuis 1959 au Rwanda et au Burundi, c’est tantôt les Hutu qui massacrent les Tutsi et tantôt les Tutsi qui massacrent les Hutu comme s’il s’agissait de deux espèces biologiques incompatibles ? Est-ce que le conflit Hutu-Tutsi est un phénomène tout récent ou est-ce qu’il a une racine dans l’histoire pré-coloniale également ?
S’il y avait des traces d’un tel conflit dans la période pré-coloniale, de quelle nature serait-il : un conflit entre « races », un conflit entre « ethnies » ou un conflit entre « classes sociales » ? Ces hommes-là parlent la même langue, ont la même couleur de la peau, partagent la même conception du monde, la même culture, appartiennent aux mêmes clans, ont les mêmes généalogies, se sont donnés le même ancêtre primordial, se disent tous descendants du même Imana, se sont mariés entre eux.
Comment peuvent-ils encore, même si à l’origine, ils auraient appartenu à des entités ethniques différentes, former encore des ethnies différentes et encore pire, des races différentes ? Beaucoup de nations multi-ethniques au départ ne sont-elles pas devenues de facto mono-ethniques après un certain nombre de générations surtout si elles sont de la taille du petit Rwanda et du petit Burundi ? Et pourtant, quand ils vont s’entre-tuer, ils commencent précisément par leurs proches, leurs propres femmes, leurs propres enfants, leur propre parenté, selon le critère satanique de la pureté du sang qui déterminerait la taille du corps et la forme du nez ! C’est tout !
Qui a introduit cette idée de la pureté du sang chez les hommes ? Quelle société peut-elle survivre si elle se fonde sur l’idéologie du sang ou sur la carnation ? L’idéologie du sang et de la carnation est une idéologie diabolique. Elle est le pire ennemi de l’humanité car elle réduit le groupe humain au rang d’un troupeau de bétail à élever et à sélectionner selon une certaine conformité et non suivant une certaine qualité spirituelle. Or, c’est la qualité spirituelle qui crée la véritable personne humaine et qui constitue le fondement de la véritable société humaine et de toute nation digne de ce nom. La dérive raciste est le symptôme d’une civilisation fatiguée qui arrive à son déclin pour laquelle le nationalisme, l’ethnisme et toutes les formes de sectarisme sont ouvertement en conflit avec les valeurs d’humanisme et d’universalisme.
Balibutsa montre, à travers son livre, que le racisme et l’ethnisme mobilisent les même pulsions et commandent des comportements pratiquement identiques. Ainsi, poursuit-il, le racisme, l’ethnisme et le nationalisme sont le résultat d’une certaine forme de crétinisation mentale qui empêche un individu ou un groupe donné de développer sa structure psychique à l’échelle de l’humanité comme telle et le condamne à ne voir en l’homme que sa carnation. Ce n’est donc pas étonnant que le racisme et l’ethnisme débouchent presque toujours sur le carnage qui est une forme de cannibalisme !
Poursuivant sa réflexion, Balibutsa se demande si la terminologie hutu, tutsi et twa, est pré-coloniale ou si elle constitue un trio de mots nouveaux apportés par la colonisation ? Les termes tutsi, twa et hutu ne sont pas récents dans la langue du Rwanda. L’absence de documents écrits en kinyarwanda allant au-delà de la période coloniale ne permet pas de dire avec certitude quand ces termes y sont apparus. Cependant les spécialistes de la tradition orale disent que certaines traditions orales par leur caractère ritualiste et formaliste ont été transmises avec un souci de conformisme tel, qu’il faut pratiquement les prendre comme des documents graphiques du point de vue de la fidélité de la transmission de la lettre du message. Tels sont, par exemple, les récits du code ésotérique ubwiru du Rwanda.
Or ce code fait appel non seulement aux désignations des amoko dans le sens mentionné plus haut (abega, abakono, abaha, abagesera, abatsobe, etc.) qui reviennent très fréquemment dans tous ces textes) mais aussi aux termes de Hutu (umuhutu w’lntarindwa : un Hutu des Inapprochables ; umuhutu ubônetsé wéese, un Hutu quelconque) ; de Tutsi ( akiri umututsi : quand il [le roi] était encore [un simple] Tutsi ; izina ry’ubututsi … son nom de Tutsi…), … qui n’apparaissent pas très souvent mais qui apparaissent quand même alors que celui de Twa apparaît encore beaucoup souvent. Dans les autres récits véhiculés par la tradition orale plus libre, ces termes de Hutu, Tutsi et Twa apparaissent beaucoup plus souvent et avec leurs contenus de vécus psycho-sociaux à caractère conflictuel ou non. Dans ces récits, l’archaïsme de l’ethnisme comme syndrome de la violence est facile à percevoir.
En effet, si l’on se réfère aux « Récits historiques du Rwanda dans la version de C. Gakanisha », tels qu’établis par A. Coupez et T. Kamanzi et publiés en 1962 par le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren, Belgique, l’antagonisme Tutsi-Hutu existait déjà au 15è siècle sous le règne de Cyirima Rugwe.
En effet, un des récits nous dit, à propos des relations entre le roi Cyirima et un potentat hutu du Murera appelé Kanantuku qui était également un devin, ce qui suit : Alors que Cyirima voulait conquérir le Bugesera et le Nduga, il consulta ses conseillers qui lui dirent de chercher d’abord un présage favorable s’il voulait réussir. Ils lui conseillèrent d’aller consulter le devin du nom de Kanantuku qui habitait l’Umurera. Le roi se munit des cadeaux nécessaires et se mit en route vers le Murera. Après plusieurs jours il arriva dans le territoire de Kanantuku.
Le récit nous dit que dès que Kanantuku vit Cyirima, il se mit à lui parler, ainsi qu’à sa suite, en langue Shi en les traitant de gringalets du Nduga et en leur disant qu’il en avait assez de ces espèces de tutsi du Nduga. Cyirima prit patience, annonça quand même l’objet de sa visite et présenta les cadeaux d’usage. Kanantuku se calma également et accepta de lui faire la consultation mais exigea que Cyirima accepte d’abord de conclure avec lui le pacte du sang, c’est-à-dire qu’ils deviennent des amis grâce à ce rite qui oblige les deux partenaires et les leurs à la fidélité sacrée ne serait-ce que par peur des sanctions automatiques qu’était censée entraîner sa rupture par l’un des partenaires. Cyirima refusa de conclure le pacte du sang avec Kanantuku en disant qu’il ignorait ce genre de pratique. Il s’en alla en déclarant à sa suite qu’en réalité il ne pouvait pas conclure le pacte de sang avec un hutu (Cyirima arigendera ati sinashobora kunywana n’umuhutu ndanze). Cyirima s’en alla alors tout droit à son logis. Le lendemain, Kanantuku envoya des messagers dans tout son pays en disant : « Si ces espèces de tutsi de l’Induga passent, tailladez-les à coups de serpettes (Ati : « ubwo bututsi bw’Induga nibuhita murabusozagure n’imihoro »). Le récit appelle Kanantuku à la fois Shi et Rera, ce qui, dans le vocabulaire de la cour royale ancien évoquait deux peuples également méprisés.
Balibutsa souligne, avant de voir la suite du texte, qu’ on peut mettre le doigt sur le fait que ce récit, censé rapporter des événements qui se seraient passés entre les années 1455 et 1500, période à laquelle la chronologie dynastique du Rwanda établie par J. V ansina situe le règne de Cyirima Rugwe, contient déjà les préjugés et les archétypes de la violence au Rwanda. On y voit, en effet, l’antagonisme Hutu Tutsi, l’opposition Nord-Sud (Murera-Nduga) et le recours au massacre comme moyen de régler le problème. Heureusement le récit résout lui-même le conflit en montrant l’intervention positive des plus âgés (abari bakuru) qui, du côté des gens de Kanantuku, empêchent le massacre des visiteurs en faisant appel à la raison et du côté de Cyirima, lui conseillèrent également de surpasser ses tabous ou ses aversions pour composer avec le Hutu même en acceptant de faire le pacte du sang avec lui.
L’incident s’est terminé, d’après le récit, avec la reconnaissance de Cyirima comme roi par Kanantuku car au moment où Kanantuku faisait une incision sur le ventre de Cyirima pour accomplir le rite du pacte du sang, il en sortit non du sang, mais du lait, signe infaillible du caractère royal et divin de Cyirima. Ici donc la réconciliation s’est faite non pas par la conclusion du pacte du sang entre les deux prétendants à la royauté mais par la reconnaissance unilatérale de Cyirima par Kanantuku comme le seul vrai roi et la soumission inconditionnelle à lui comme le montre la suite du récit.
La fin de ce récit montre de nouveau le roi Cyirima, devenu sénile et son jeune fils, le futur Kigeri Mukobanya qui va lui succéder au trône, aux prises avec un autre roi hutu du nom de Murinda umugoyi (Murinda du Bugoyi), le Bugoyi étant une région du Nord du Rwanda faisant partie actuellement de la préfecture de Gisenyi.
Cyirima étant considéré par le récit comme un vieux roi pacifique, Murinda l’umugoyi en profite pour lui chercher querelle en lui demandant comme cadeaux les choses auxquelles il tient lui-même le plus, à savoir : ses deux troupeaux de vaches appelées Insanga et celles appelées Muringa, sa fille Nyabarondo et le tambour royal Karinga. Sur le conseil de son fils, Cyirima cède à Murinda successivement son troupeau de vaches appelées Insanga, celui des Muringa et même sa fille Nyabarondo comme épouse. Mais lorsque Murinda pousse l’arrogance et la provocation jusqu’à demander même le tambour Karinga, c’est-à-dire le symbole suprême de la royauté, alors Cyirima et son fils n’en peuvent et préparent la guerre. Le jeune Kigeri rassemble de nombreuses troupes et attaque Murinda dans son pays même qu’il dévaste complètement. Finalement le jeune Kigeri en vient au duel avec Murinda.
Alors Murinda se voyant directement défié par un tout jeune homme qu’il prend pour un enfant (umwana) se sent profondément humilié et déclare : « Je m’étais affligé, croyant être attaqué par un homme mûr. Par contre, suis-je attaqué par un enfant comme toi. Vas-y, frappe-moi le premier de la lance, je ne pourrais donner le premier coup à un enfant ». Le jeune Kigeri, plein de mépris répond : « Pour ma part, je ne pourrais donner le premier coup à un chien de Hutu, de peur de jeter le mauvais sort à ma lance. A toi de frapper le premier ! (Aramubwira Cyirima ati na njye sinabanza imbwa y’umuhutu. Ati icumu ryanjye ntaritera ubuvukasi ati banza untere nawe ».
Ici donc, le Hutu, même si c’est un roi, est considéré à la fois comme un être vil (imbwa, un chien) et impur (dont le sang jette le mauvais sort ubuvukasi à ce qu’il touche). La même idée se retrouve plus tard dans un autre récit se rapportant à la conquête du Gisaka sous le règne de Yuhi Gahindiro situé par la chronologie de Vansina entre 1785 et 1835. Le récit oppose deux généraux, Rujeba de Gisaka et Muvubyi du Rwanda. Au moment d’engager le duel les deux hommes commencent par se saluer et se lancer le défi en termes polis en reconnaissant qu’ils se retrouvent face à face alors que l’un voulait surprendre l’autre. Finalement Muvubyi du Rwanda déclare à Rujeba : « A présent donc, suffit ! Fais ce que tu veux, fais ce pour quoi tu es venu. J’ai ma lance. Premièrement, tu sais que tu es un étranger. Ensuite, deuxièmement tu es un Hutu. (… urabizi uri umunyamahanga ikindi gishubije uri umuhutu). Tout courageux que tu es, tu es pourtant un Hutu, je ne puis te frapper le premier de ma lance (… n’ubwo uri intwari bwose ariko uri umuhutu sinakubanza icumu ryanjye) ; si je te frappais le premier de ma lance, je lui jetterais un mauvais sort, si bien qu’elle ne tuerait plus jamais. Vas-y, frappe-moi le premier (ati sinakubanza icumu ryanjye naba nditeye ubuvukasi ntirizice n’ubundi) ».
Dans ce dernier récit également le sang d’un Hutu même s’il est reconnu personnellement comme un homme très valeureux (intwari) est d’office source d’impureté rituelle (ubuvukasi, mot qui évoque quelque chose d’une origine terrienne kuvuka mu isi), qui contamine donc ce qu’il touche et le rend inapte pour sa fonction propre, quelque chose qui souille, donc quelque chose dont le contact doit être évité.
Ne pourrait-on pas interpréter, dans le même sens, le récit se rapportant à Mashira, fils de Nkuba, fils de Sebugabo ? Il est dit que Mashira vint offrir ses services à Kimari, fils de Rugenge, roi des Renge qui habitait là où se trouve actuellement la ville de Nyanza qui fut la capitale de Rudahigwa. Kimari apprécie Mashira, car, dit le texte, il voit qu’il est fils de tutsi et qu’il est digne de l’être et à ce titre il est affecté parmi les fonctionnaires du service de la laiterie parce qu’on avait vu qu’il est tutsi, n’ayant aucun trait hutu (yigira mu banyagikari b’amata kuko bari bamubonye ari umututsi, ataranganwa ubuhutu).
Pourtant, la croyance commune au Rwanda est que Mashira était un Hutu même si son aspect extérieur le faisait passer pour un tutsi. Est-ce donc par erreur fatale que Kimari dont on ne dit pas s’il était lui-même hutu ou tutsi le place parmi ses fonctionnaires affectés au service de la laiterie, ce qui permettrait à cet homme tabou de connaître le secret de la vache tabou dont l’ingestion du lait devrait être fatale pour son maître Kimari.
D’après le texte, en effet, parmi les vaches de Kimari il y en avait une qui portait une robe multicolore qu’on appelait inyombya, une telle vache étant tabou pour le clan des Abasinga auquel appartenait Kimari. Mashira ayant découvert le secret, en donne le lait à Kimari qui, aussitôt, devient muet et meurt après quelques jours, ce qui permet à Mashira d’usurper son pouvoir.
Le livre de Coupez et Kamanzi regorge de tels récits que Balibutsa analyse avec minutie et attire l’attention du lecteur sur le fait que ces récits ont été recueillis longtemps avant 1959 par les chercheurs de l’Institut pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale (IRSAC) et que leur conteur, Gakanisha, né en 1895, comme le disent Coupez et Kamanzi eux-mêmes, a vécu dans le milieu coutumier, pratiquement en dehors du contact avec la culture européenne, ne sachant ni lire ni écrire. L’ethnisme et la violence qui se reflètent dans ces récits ne peuvent donc pas être interprétés comme une éventuelle projection des événements de 1959 et des années suivantes dans un passé plus pur.
*Cet article a largement puisé dans le livre mentionné de Maniragaba Balibutsa, pp. 121-130.