Le texte ci-après est tiré d’un un article de fond écrit par le professeur Paul Serufiri Hakiza de l’Université de Kinshasa et intitulé : « Le Rwanda a-t-il réellement conquis le Nord-Kivu des siècles avant la colonisation belge ? Essai de mise au point ». Il est intéressant et colle bien à l’actualité car il donne des éclairages sur le comment et le pourquoi de la présence des Banyarwanda en RD-Congo en général et dans la région du Kivu en particulier.
La littérature rwandaise sur les conquêtes tutsi du Nord-Kivu parle de ces conquêtes comme allant de soi et laisse dans l’ombre une série de questionnements importants. Ces questionnements portent sur des termes non élucidés et porteurs d’ambiguïtés idéologiques. Or, selon Joseph Ki-Zerbo : « Quand les mots charrient des orientations et options substantielles, en touchant au fond des problèmes, il importe d’être rigoureux…Rien ne sert non plus d’accepter les termes de référence des autres qui…nous entraînent sur leur propre terrain pour nous soumettre à leur propre logique dans une bataille qui serait perdue d’avance. Les mots ne sont pas des papillons dans le paysage idyllique de l’esprit. Ce sont des points entre l’instance théorique et l’étage de la praxis. Ils jouent un rôle dans la dialectique de l’hégémonie et de la dépendance »[1]. Cet historien s’en prenait ainsi à une certaine terminologie coloniale qui entretient en Afrique noire une véritable « aliénation culturelle » et qui comporte un « arsenal de mots » qui devraient « passer à la douane préalable de notre esprit critique »[2]. Nous nous trouvons ici dans un contexte similaire. Les principaux vocables qui doivent « passer à la douane préalable de notre esprit critique » sont les trois suivants : chronologie, conquête et infiltration/immigration.
Les informations issues de la cour royale nyiginya sont dès le départ de nature purement orale. Mais ceci ne constitue pas une dérision, car, comme le rappelle justement Paul Thompson, « toute histoire est d’abord et en premier lieu orale »[3]. Mais elle doit éviter certains écueils qui peuvent affecter sa fiabilité, tels que les omissions volontaires ou conscientes, la confusion des événements, le caractère évanescent qui entraîne la diminution, la déformation ou la perte de mémoire au fur et à mesure que le temps passe ou que les détenteurs des informations vieillissent, deviennent peu lucides et meurent les uns après les autres, etc.
Les informateurs de la cour royale nyiginya semblent confondre légendes et histoire vraie, imagination et réalité. Leurs récits paraissent plus soucieux d’apologie et du merveilleux que d’histoire objective. D’une manière générale, le crédit envers ces récits a bénéficié pendant longtemps de l’absence du contrepoids d’autres informations plus critiques et plus fiables. Mais par-dessus tout, les récits de ces informateurs se caractérisent par une chronologie contradictoire et peu fiable à l’égard des faits et événements rapportés. Cette chronologie, à en croire Roger Heremans, est approximative et calculée sur base de « généalogies privées, généalogies dynastiques des pays environnants (Burundi, Bunyoro, Karagwe, Buganda) et les éclipses solaires coïncidant avec certains règnes »[4].
La moyenne de la durée de chaque règne est estimée entre 20 et 25 années ou moins, et comporte des données fictives à caractère étiologique destinées à justifier « une politique d’annexion de la part du Rwanda ». C’est ainsi que le fameux Gihanga, personnage mythique et donc fictif, est présenté comme le fondateur de la dynastie nyiginya et le premier roi de cette dynastie. Il aurait régné de 1091 à 1124 et aurait, comme c’est indiqué ci-dessus, résidé à « Buhindangoma (non loin de Rutshuru, au Zaïre) », où il serait arrivé en transitant par le Kinyaga, le Bugoyi et le Gishari [5]. Concernant les « généalogies dynastiques des pays environnants », Jan Vansina écrit qu’il ne donne « aucun crédit aux prétendus synchronismes établis entre les dynasties nyiginya et d’autres dynasties avant environ 1800 puisque ces synchronismes sont de savantes élaborations spéculatives et récentes »[6].
La conquête suppose généralement l’acquisition d’un territoire et la soumission de ses habitants par une force armée qui aboutit à une victoire. A terme, il y a donc un conquérant, d’un côté, et un vaincu de l’autre, ainsi que l’annexion du territoire conquis au pays du conquérant. Or, le cas de l’expansion rwandaise en dehors du Rwanda, et notamment dans l’actuel Nord-Kivu, ne semble pas correspondre à cette idée. Jan Vansina en donne la preuve lorsqu’il constate le caractère vague ou ambigu des sources rwandaises à ce sujet. Il écrit que ces documents « disent très souvent qu’un pays a été « vaincu », qu’une guerre « a été menée » et ainsi de suite. Ils ne différencient pas l’incident de frontière de la razzia de bétail organisée, la campagne militaire de courte durée ou la guerre menée pour annexer un pays. Ils ne distinguent guère entre « vaincre dans une échauffourée, « vaincre » toutes les forces militaires d’un pays, remplacer les souverains d’un pays en l’annexant, remplacer le cadre administratif supérieur ou inférieur par des Rwandais et, enfin, assimiler complètement le pays. Ces exemples montrent, dès lors, quelle variété d’interprétations peut être donnée à chaque source. Les auteurs et la tradition de la Cour ont choisi chaque fois l’interprétation la plus extrême : mener la guerre, c’est conquérir, « vaincre » c’est annexer, incorporer et assimiler. La situation en 1900 nous montre que cette interprétation est complètement erronée »[7].
Les conquêtes mentionnées plus haut à propos des régions du Nord-Kivu présentent ce caractère vague, imaginaire et des anachronismes qui caractérisent aussi les règnes des rois supposés les avoir réalisées. En outre, un parmi eux, à savoir Kigeri II Nyamuheshera, n’est qu’un fictif. Fictives également les conquêtes qu’on lui attribue, comme je l’ai déjà relevé.
Il faut peut-être chercher l’explication de cette distorsion dans ce que certains auteurs appellent le chauvinisme tutsi rwandais qui aurait marqué profondément la philosophie rwandaise de l’histoire[8]. Voilà comment Jan Vansina, par exemple, présente ce chauvinisme : « Toutes les histoires sont marquées de chauvinisme. Mais celle du Rwanda l’est peut-être plus que toute autre, parce qu’elle tend sans cesse à prouver que les Tutsi étaient supérieurs aux Hutu et que, dès le début, dès l’arrivée de Kigwa[9] sur terre, il en fut décidé ainsi. L’histoire dans ce sens n’est que la relation du déploiement du génie tutsi, d’une race de surhommes à qui rien ne fut réellement difficile. Et parmi ces Tutsi, les élus sont les Tutsi du Rwanda. Ils n’ont cessé d’agrandir leur pays et de conquérir de nouveaux territoires et ils continueront à le faire dans le futur. Voilà une attitude que l’on trouve à chaque informateur, associée à celle que les Hutu sont inférieurs, destinés à être les serviteurs, et que les Twa sont à peine plus que des animaux »[10].
Par ailleurs, il semble que dans l’ancienne mentalité rwandaise, le mot « Rwanda » signifiait le monde entier, l’Univers, comme le confirme ce témoignage recueilli par Antoine Sebagenzi : « Le mot « Rwanda » signifie un pays sans frontières, ou plutôt un pays dont les frontières sont celles où le firmament et le sol se touchent ; ce qui veut dire que plus on se déplace, plus la frontière se déplace également, et le Rwanda est somme toute ce pays qui peut s’étendre où il veut, puisqu’il n’a point de frontières comme d’autres pays du monde »[11]. Ce témoignage cadre à peu près avec ce qu’écrivait le Père Pagès en 1933 sur le chauvinisme tutsi rwandais en ces termes : « Les Banyarwanda [entendez : les Tutsi] étaient persuadés avant la pénétration européenne que leur pays était le centre du monde, que c’était le royaume le plus grand, le plus puissant et le plus civilisé de toute la terre »[12].
Mais les question inéluctables sur ces conquêtes sont les suivantes : Dans beaucoup de récits tutsi, il est fréquent de trouver plusieurs noms de rois qui sont venus à des périodes différentes conquérir les mêmes régions du Nord-Kivu, de Gihanga aux XIe-XIIe siècles (1091-1124) en passant par Ruganzu II Ndoli au XVIe siècle, Kigeri II Nyamuheshera au XVIIe siècle jusqu’à Kigeri IV Rwabugiri au XIXe siècle. Et rien dans les sources rwandaises ne montre que ces conquêtes se sont complétées les unes les autres au fur et à mesure de l’écoulement des siècles. Dès lors, quels territoires le 2ème conquérant a-t-il ajoutés aux conquêtes du 1er, le 3ème aux conquêtes du second, et ainsi de suite jusqu’à Kigeri IV Rwabugiri ? On ne voit donc pas bien les gains que les conquérants successifs sont venus ajouter aux nombreux territoires déjà conquis par le premier de la série. En outre, dans ces conquêtes au Nord-Kivu, rien n’est dit des lieux où se seraient déroulées les batailles, des guerriers locaux défendant leur pays, des tactiques utilisées par les Tutsi pour les anéantir, etc. C’est comme si les agresseurs tutsi n’avaient enregistré aucune résistance de la part des populations locales et que ces populations n’étaient constituées que par de méprisables poltrons ou des couards. Dans ce cas-là, pourquoi parler de guerres ?
Ces questionnements demeurent lorsque nous savons, par ailleurs, que la toute première émigration tutsie confirmée, à savoir celle des Abasinga, vers l’actuelle Province du Nord-Kivu, plus précisément au Bwisha, n’a commencé, selon Gaspard Kajiga, que « vers la fin du XVIIe siècle »[13]. Avant cette période, comme il est précisé plus loin dans le présent texte, les Tutsi y étaient totalement inconnus[14].
Que faut-il en conclure ? Primo, ces conquêtes à répétition échelonnées sur plusieurs siècles ne sont pas, en réalité, des vraies conquêtes, des conquêtes authentiques. Secundo, si elles étaient des vraies, elles auraient été suivies d’occupation, c’est-à-dire d’installation d’une administration tutsi capable d’imposer la loi et la domination du conquérant. Pas non plus de soumission des populations censées conquises. Car la soumission suppose l’alignement volontaire ou forcé à l’autorité d’un ennemi contre lequel on a lutté et qui a remporté la victoire et réduit le vaincu en état de dépendance. Des conquêtes aussi répétées et échelonnées sur des siècles signifient tout simplement l’absence d’occupation, l’absence de soumission et, en définitive, l’absence de conquête. Tertio, s’il y avait eu des conquêtes rwandaises depuis tant de siècles, pourquoi les Tutsiauraient-ils attendu seulement la fin du XVIIe siècle pour venir s’installer au Nord-Kivu, un espace pourtant à paysages si riches en ressources naturelles et en pâturages abondants pour leurs vaches ?
INTÉGRALITÉ DU DOCUMENT : Le Rwanda a-t-il réellement conquis le Nord-Kivu
Notes
[1] KI-ZERBO Joseph, « De l’Afrique ustencile à l’Afrique partenaire », in La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier. Actes de la 4e Session du Congrès International des Etudes Africaines, Kinshasa, 12-16 décembre 1978, Paris, Berger-Levrault, 1980, p. 46.
[2] Ibidem, p. 46 et 43.
[3] THOMPSON Paul, « Historiens et histoire orale », in Mémoires collectives. Actes du Colloque des 15 et 16 octobre 1982, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1984, p. 281.
[4] HEREMANS Roger, Introduction à l’histoire du Rwanda, 2e édition, Kigali et Bruxelles, 1973, p. 29.
[5] Voir plus de détails à ce sujet dans VANSINA Jan, « La généalogie royale et la chronologie », in L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900…, p. 42-56 ; KAGAME Alexis, Un abrégé de l’ethno-histoire du Rwanda…, t. 1, p. 39-47 ; Idem, La notion de génération appliquée à la généalogie dynastique et à l’histoire du Rwanda des Xe et XIe siècles à nos jours, Bruxelles, Académie Royale des Sciences Coloniales, 1959.
[6] VANSINA Jan, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya…, p. 258. Y lire aussi « Annexe I : Chronologie », p. 255-268 et « Annexe II : Bricolages prédynastiques : le Rwanda central avant Ndori », p. 269-274. Cet Auteur pense aussi (cfrp. 267) que « les généalogies privées connues ne sont pas plus fiables avant Gisanura », c’est-à-dire avant 1700.
[7] VANSINA Jan, L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900…, p. 75-76. Voir aussi du même Auteur, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya…, p. 71-75 où il écrit à la p. 71 : « Il n’y a rien de plus trompeur dans l’histoire du royaume nyiginya que la mention de « conquête » car cette terminologie cache des réalités très différentes ».
[8] Sur « la philosophie de l’histoire au Rwanda », son caractère prédestiné, surnaturel et cyclique, voir Jan VANSINA, L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900…, p. 38-41. Selon cette philosophie, « un roi appelé KIGERI fera la guerre et sera vainqueur. Un roi RUGANZU sera un guerrier malheureux. Sous un YUHI le bétail prospérera…Mais tout ceci est projeté dans le passé de telle façon qu’on attribue les événements de même nature aux rois de même nom…Cette philosophie de l’histoire a influencé tous les témoignages » et déformé « sérieusement…l’opinion sur le passé » du Rwanda (Ibidem, p. 39-41. Voir aussi p. 68-69).
[9]Kigwa est un personnage légendaire qui, dans le mythe étiologique tutsi serait « tombé du ciel ». Il est parent de Gihanga, le fondateur de la dynastie nyiginya, et son nom montre que les ancêtres de cette dynastie « ont une origine céleste » (MANIRAGABA BALIBUTSA, « Le mythe des fils de Gihanga ou l’histoire d’une fraternité toujours manquée », dans Les relations interethniques au Rwanda à la lumière de l’agression d’octobre 1990. Genèse, soubassements et perspectives, Ruhengeri, Editions Universitaires du Rwanda, 1991, p. 104. Sur le mythe lui-même, voir LOUPIAS P., « Traditions et légendes des Batutsi sur la création du monde et leur établissement au Rwanda », dans Anthropos. Revue Internationale d’Ethnologie et de Linguistique, III, Vienne, 1908, p. 1-13.
[10] VANSINA Jan, L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900…, p. 40.
[11] SEBAGENZI wa LULENGA, « Les Bahutu congolais, un microcosme des ethnies du Congo oriental », in BUCYALIMWE MARARO Stanislas (dir.), Leadership et responsabilité. Hommage à l’Honorable Balthasar Rugenera Mucyo Bwiru, Mannheim, Coédition Association Isoko-Kivu (AIK) & Commission Médias et Communication, 2010, p. 92.
[12] PAGES (Père), Au Rwanda sur les bords du lac Kivu (Congo belge). Un royaume hamite au centre de l’Afrique, Bruxelles, Institut Royal Colonial Belge, Section des Sciences morales et politiques. Mémoires in-8°, t. I, 1933, p. 17. Voir aussi DE LACGER Louis, Ruanda I : Le Ruanda ancien, Namur, Grands Lacs, 1939, p. 30.
[13]KAJIGA Gaspard, art. cit., p. 7-8. C’est moi qui souligne.
[14]Cfrinfra, point 4.2. sur les infiltrations ou les immigrations.