Fuyant les atrocités du FPR qui vient de prendre le pouvoir au Rwanda en juillet 1994, Gaspard Byibeshyo, un ingénieur technicien en télécommunications, s’établit dans le camp de réfugiés de Katale au Nord Kivu, en République du Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo).
Lors du bombardement desdits camps de réfugiés par le même FPR, en novembre 1996, Gaspard survit miraculeusement au carnage et parvient à atteindre son domicile en commune Kidaho, préfecture de Ruhengeri. Quelques temps après, suite à un communiqué de la nouvelle administration du FPR appelant tous les fonctionnaires du régime déchu à regagner leurs anciens postes, Gaspard se présente au ministère des transports et communications où il travaillait en avril 1994. Il reprend son poste. Après quelques semaines, des militaires du FPR viennent le chercher au bureau pour « une maintenance des téléphones de la présidence »; c’est en janvier 1998. Ne le voyant pas revenir à la maison le soir, l’hôte de Gaspard se présente le lendemain matin au travail de celui-ci pour avertir. Il apprend des collègues de travail du concerné que des militaires sont venus le chercher la veille pour des raisons de service. Après trois jours sans autre nouvelle, l’hôte décide d’en avertir la vieille maman de Gaspard. Celle-ci communique avec le nouveau bourgmestre de son domicile et lui demande comment savoir où se trouve son fils qui vient d’être interpellé par des militaires. Réponse reçue : « Madame, es-tu sûre que tu n’as pas donné naissance à un interahamwe… moi j’en doute fort ». La vieille repart bredouille, en pleurs. Le nouvel homme fort de la commune n’est autre qu’un militaire du FPR qui contrôlait la commune Kidaho lorsqu’elle faisait partie de la zone tampon (partie du territoire rwandais, frontalière avec l’Ouganda, censée officiellement être libre de toute activité militaire des belligérants) en 1993 mais que le FPR contrôlait au vu et au su de tout le monde, y compris la MINUAR (Mission des Nations-Unies pour l’assistance au Rwanda). La maman de Gaspard n’apprendra que son fils est détenu dans la prison centrale de Kigali qu’en 1999, c’est-à-dire après plus d’une année de détention de ce dernier.
Des années passent, Gaspard ne comparaît devant aucune instance judiciaire et les autorités ne disent pas pourquoi il est détenu. Il n’y a pas de motif légal de sa détention. En effet, un avocat local qui a été mandaté pour suivre le cas a bien répondu à la famille, après des journées de fouille dans les dossiers du Parquet (ministère public), que Gaspard n’a pas de dossier. On ne sait à quel saint se vouer car, d’après les réponses reçues de tous les responsables administratifs approchés pour le cas Gaspard, celui-ci ne peut pas être relâché. "Même s’il n’a pas de dossier, il a dû être accusé par quelqu’un pour qu’il soit mis en prison et ce quelqu’un finira par réapparaître. Pour cela nous n’y pouvons rien car il est présumé avoir fait quelque chose de grave », nous dit le maire de la ville de Kigali en juin 2004. Quel raisonnement! Et si l’accusateur ne réapparaît pas?
En février 2008, les autorités carcérales de la prison centrale de Kigali sortent une liste des détenus et déclarent que ceux qui y figurent viennent d’être mis en liberté. Gaspard Byibeshyo est du nombre et sa famille en est informée par ces mêmes autorités. Nous célébrons cette bonne nouvelle, même si la maman de Gaspard reste sceptique quant à cette libération.
Deux jours après la divulgation de cette liste, nous recevons un message urgent d’une des connaissances de Gaspard qui habite à Kigali. Il nous apprend que la direction de la prison de Kigali vient de lancer un communiqué radiodiffusé annonçant la mort de Gaspard Byibeshyo et invitant ses parents et amis à aller récupérer son corps. La maman de Gaspard l’avait pressenti, on dirait par télépathie…. Elle ne reverra pas son fils vivant.
L’injustice est crasse au Rwanda. L’administration du général Kagame et sa clique font régner la terreur, surtout à l’encontre des Hutus : ceux-ci sont des citoyens de seconde zone; ils n’osent même pas réclamer ce qui leur est dû. En effet, lors de l’enterrement de Gaspard, des agents de la « local defence force », une milice armée du FPR et qui est disséminée dans la population, étaient présents sur les lieux et personne d’entre nous n’a osé parler de l’injustice dont venait d’être victime notre frère, notre neveu, notre ami Gaspard Byibeshyo. Quand j’ai voulu prononcer un mot de circonstance, un proche parent est intervenu pour dire que la suite des cérémonies aura lieu au domicile du regretté et ce n’est qu’après qu’il m’a dit qu’il m’avait sciemment interrompu : s’il m’avait laissé parler, j’aurai été embarqué par les agents de la « local defence force » pour la prison et des accusations gravissimes à mon encontre allaient suivre…. Quelle terreur! Nous ne pouvons même pas pleurer les nôtres!
De quoi accusait-on Gaspard? Pourquoi 10 ans de détention? De quoi est-il mort? L’affaire est-elle close et la mort de Gaspard n’aura-t-elle pas de suite? Mystère. Quand j’ai murmuré ces questions pendant les obsèques, deux ou trois amis autour de moi ont réagi en bougeant la tête en signe de protestation …… silencieuse. La grogne est généralisée mais personne n’ose ouvrir la bouche.
James Rugiracane
29/05/2008