III. LE TRIOMPHE DES FINES PERDRIX
Les deux résolutions provoquèrent une levée de boucliers et un tollé de protestations de la part du MDR-PARMEHUTU, de l’APROSOMA et du RADER ; ce dernier étant souvent en équilibre instable entre les monarchistes et les républicains. À ce point, les trois partis décidèrent de mettre l’ONU et l’UNAR devant un fait accompli : convoquer tous les élus d’octobre 1960 en un congrès national ayant à l’ordre du jour : l’abolition de la monarchie et la proclamation de la république; la suppression de Karinga et son remplacement par un drapeau national; l’élaboration d’une constitution et la mise sur pied d’institutions républicaines : présidence, gouvernement et parlement[1].
Le gouvernement belge et ses représentants au Rwanda-Urundi n’y virent rien de mal. Tout en proclamant leur fidèle adhésion aux deux résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU sur le Rwanda, ils fournirent aux militants des partis susnommés un coup de main salutaire pour l’organisation du congrès du 28 janvier 1961 à Gitarama. L’ONU ne s’y reconnaissait plus, et l’UNAR y perdait son latin.
La Résolution 1605 du 21 avril 1961 de la quinzième session de l’Assemblée plénière de l’ONU ordonnait le gel des institutions issues du fait accompli (coup d’État de Gitarama) et renvoyait les élections législatives initialement prévues pour janvier 1961 au 25 septembre 1961 sous la supervision de l’ONU. Comme nous l’avons déjà vu, ces élections devaient s’accompagner d’un référendum sur la monarchie et sur la personne de Ndahindurwa. L’électeur devait répondre à une double question : 1) Désirez-vous la monarchie ? 2) Dans l’affirmative, désirez-vous avoir Kigeli V comme Mwami ?
Le devoir électoral s’étendait aux adultes des deux sexes, et le bulletin à liste (pour l’écriture) était remplacé par celui à couleur différenciée : le rouge pour le MDR- PARMEHUTU, le blanc pour l’UNAR, le vert pour l’APROSOMA, le bleu pour le RADER, etc. L’enveloppe pour le référendum contenait deux bulletins : un blanc pour le « oui » à la monarchie, un noir pour le « non » (lequel serait le « oui » pour la république ».
Aux législatives, le MDR-PARMEHUTU obtint 77,7% des voix correspondant à 35 sièges sur 44 au parlement, l’UNAR récolta 16,8% des voix correspondant à 7 sièges, l’APROSOMA ne dépassa guère le score des 3,5% des voix correspondant à deux sièges au parlement. Au référendum, le Rwanda rejeta la monarchie à la majorité écrasante de 80% des voix en faveur du régime républicain.
L’Assemblée législative issue des élections du 25 septembre 1961 fut installée le 2 octobre suivant. Le 4 octobre les députés votèrent à l’unanimité en faveur du régime présidentiel. Le 26 octobre, l’Assemblée élit Monsieur Grégoire Kayibanda président de la République par 36 voix sur 44. Le Président de la République présenta ensuite son équipe ministérielle qui reçut la confiance de l’Assemblée par 37 voix et 7 abstentions de l’UNAR évidemment. C’est ce gouvernement qui portera le Rwanda à l’indépendance le 1 juillet 1962. Il n’aura pas la tâche facile. Son engagement à développer un pays pauvre où tout était urgent sera ralenti par la nécessité de faire face aux incursions terroristes des monarchistes désireux de reprendre par les armes ce qu’ils avaient perdu par les urnes.
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CONCLUSION
Actuellement, une certaine version idéologico-officielle de l’Histoire du Rwanda crée la confusion dans les mentalités en omettant délibérément de dire par exemple que :
1. Traditionnellement, les Bahutu méprisaient les Batwa.
2. Les Batutsi méprisaient les Bahutu et, par transitivité, ils méprisaient aussi les Batwa.
3. Avant la colonisation, le pouvoir des Abanyiginya n’était solidement implanté qu’au centre et dans une partie de l’est du Rwanda.
4. L’organisation sociopolitique de la zone où dominaient les Abanyiginya se ressentait du mépris mentionné aux points 1 et 2.
5. Tout en ayant quelque chose d’original, cette organisation tenait à la fois du système des castes typique de la société indienne, de l’aryanisme et du nazisme hitlériens et de l’apartheid sud-africain.
6. Ce sont les successives administrations coloniales allemande puis belge qui, dans le cadre de leur politique de gouvernement indirect, ont :
6.1. Sauvé la vie à la dynastie des Abanyiginya sous le règne de Yuhi V Musinga (1896-1931) alors confronté à une forte rébellion interne et à une autre rébellion externe provenant du nord où la domination des Abanyiginya n’arrivait pas.
6.2. Étendu manu militari la domination des Abanyiginya et des autres Batutsi en général au reste du Rwanda tel que nous le connaissons aujourd’hui.
6.3. Permis aux Abanyiginya d’imposer aux territoires annexés à leur domaine l’organisation sociopolitique décrite ci-haut au point 5.
7. L’administration coloniale allemande a étendu et renforcé le pouvoir de Musinga.
8. L’administration belge a ouvert des petites brèches dans l’injuste système sociopolitique traditionnel du Rwanda, mais pour l’essentiel il l’a laissé comme tel et même renforcé encore davantage.
9. Si Musinga a croisé un bras de fer avec l’administration belge et la mission catholique dirigée par son grand ami, le Père Léon Paul Classe, ce n’était pas par nationalisme ; c’était plutôt par nostalgie de la colonisation allemande dont il aurait bien accueilli le retour.
10. Tout le temps de la colonisation, les Bahutu ont subi, dans les domaines administratif, judiciaire, économique, social et culturel, un double joug discriminatoire de la part des Batutsi et de la part des Blancs.
11. Les Abanyiginya en particulier et les Abatutsi en général n’ont jamais refusé de servir comme instruments d’oppression entre les mains des colonisateurs contre les Bahutu. Ce refus aurait été signe d’un vrai nationalisme.
12. Par contre, ils se sont toujours opposés à toute initiative de l’administration belge tendant à alléger l’arbitraire du pouvoir traditionnel ou à supprimer certaines des injustices qui caractérisaient l’organisation sociopolitique indigène.
13. L’administration coloniale belge n’a jamais abandonné ses alliés locaux :
13.1. ni en 1931, à l’occasion de la déposition et l’envoi en exil de Musinga. Dans l’esprit de ceux qui ont destitué Musinga, son cas devait être dissocié du cas général des Batutsi auxquels les agents coloniaux tenaient beaucoup comme auxiliaires. Le but poursuivi était celui de renforcer la collaboration entre les deux institutions comme la suite l’a par ailleurs démontré.
13.2. ni à la veille de l’indépendance. Les relations entre les deux « complices » se sont brouillées parce que les agents coloniaux trouvaient que les revendications des Bahutu étaient fondées ; tandis que les Batutsi ne voulaient en aucun cas partager le pouvoir avec leurs sujets d’hier ni renoncer à un seul de leurs privilèges multiséculaires mal acquis. Dire que la puissance a changé le fusil d’épaule, qu’elle a appuyé les Bahutu « plus malléables » dans l’espoir de retarder le plus longtemps possible l’indépendance du Rwanda, tout cela relève d’une profonde mauvaise foi et de ce mépris que les Batutsi ont toujours affiché à l’égard des autres Rwandais[2]. Ce sont plutôt eux, les Batutsi, qui se sont montrés malléables en collaborant avec le colonisateur pendant plus d’un demi-siècle. On ne le dira jamais assez : ils entendaient se faire aider par l’ONU et le bloc communiste pour chasser les Belges sans ménagement et réduire les Bahutu à un état proche de l’esclavage. Par contre, les leaders Bahutu se sont appuyés sur la force du peuple dont ils étaient issus, sur l’appui d’une administration coloniale dont le cœur battait toujours et malgré tout pour les Batutsi. À la fin, les fines perdrix ont triomphé des faucons rapaces.
« Plus on connaîtra l’Histoire, plus le ressentiment s’effacera ». Tout Rwandais, tout homme de bonne volonté devrait réfuter avec vigueur les lieux communs, les idées reçues et autres versions idéologisées de l’Histoire du Rwanda diffusés à jets continus par les médias officiels rwandais et leurs relais à l’étranger. Pour que « la vérité nous rende libres ». Sans la vérité en effet, il ne saurait y avoir de justice ; sans justice, il n’y aura pas de réconciliation ; et sans réconciliation, le Rwanda court le risque de connaître d’autres drames pires que ceux qu’il a connus jusqu’aujourd’hui.
F. Rudakemwa
Rome, mai 2009
[1] LOGIEST Guy, Mission au Rwanda. Un Blanc dans la bagarre tutsi-hutu, Editions Didier Hatier, Bruxelles, 1988, pp. 188-190.
[2] KAGAME A., Op.cit., p. 236.