Le 5 juin 1994, le FPR a assassiné, à Gakurazo (Kabgayi), 3 évêques, 9 prêtres, 1 religieux et 2 jeunes gens dont un enfant de 8 ans. Emmanuel Dukuzemungu qui était dans le groupe, l’a échappé belle. Son témoignage est poignant. Extrait :
Il est vers 19 heures et on nous annonce que les Inkotanyi convoquent à une réunion tout le groupe (…). L’endroit prévu pour la réunion est déjà aménagé quand nous entrons. Des fauteuils et des chaises forment un large cercle autour d’une petite table de salon. Un groupe d’environ huit Inkotanyi est déjà dans la salle, assis à l’écart à une des rangées des tables. La salle est éclairée par une lampe à pétrole et Mgr Thaddée Nsengiyumva est lui aussi avec sa lampe halogène.
L’Inkotanyi [Fred Tuvugimana] qui, visiblement, va présider la réunion, nous reçoit avec politesse et sourire et nous prenons place. Les évêques occupent les fauteuils du côté sud, près du mur du salon. Suivent, d’un côté, Innocent Gasabwoya et Denys Mutabazi, de l’autre JMV Rwabilinda. En face des évêques, dans le même cercle, s’asseyent l’Inkotanyi qui va présider la réunion et son garde-corps. Les trois jeunes filles ne sont pas assises dans le cercle mais derrière l’Inkotanyi. Le groupe des huit Inkotanyi prend place derrière moi à côté des jeunes filles. Richard Sheja, un petit garçon d’environ 7 ans, s’est aussi joint à nous et est dans les bras d’Innocent Gasabwoya.
L’Inkotanyi commence par se présenter. Mais nous le reconnaissons de visage puisque c’est celui-là même qui, dès notre arrivée à Tambwe, a été notre surveillant. Il a autour de 25 ans et boite un peu. Il ne nous demande pas de nous présenter mais enchaîne en parlant de l’objet de cette réunion. Elle a pour objet de permettre une connaissance mutuelle et d’être informés sur la conduite qu’il nous incombe d’avoir dans cette maison d’accueil. Il avertit qu’à cause de l’insécurité, personne n’a droit de sortir de la maison sans en avertir un militaire et sans être accompagné. Ceci parce que, poursuit-il, l’ennemi rôde encore partout. Il ajoute que nous ne devons pas nous inquiéter pour notre sécurité car l’objectif primordial du FPR est d’assurer la protection de chacun des citoyens.
Mais voici qu’il commence à promener son regard sur nous tous et que, d’un coup, il manifeste son étonnement et fait remarquer qu’il y a des absents : un évêque dont il ne sait s’il est de Kigali ou de Kabgayi et un prêtre qu’il prend pour le vicaire général de l’évêque de Kabgayi. Nous nous apercevons effectivement que Vincent Nsengiyumva, évêque de Kigali, et Sylvestre Ndaberetse, économe général de Kabgayi, ne sont pas parmi nous. Mais JMV Rwabilinda se souvient que, quelques minutes avant que nous ne soyons convoqués à la réunion, il a aperçu Mgr Vincent dans la chapelle en prière, qu’il n’a donc pas pu être mis au courant de la réunion. Quant à Sylvestre, personne ne sait où il est mais nous le croyons dans son logement. Quelqu’un sort et va les chercher.
L’Inkotanyi redémarre la réunion et accorde le temps des questions. Mgr Thaddée prend la parole le premier et parle au nom de ceux qui, au moment de quitter Kabgayi, n’ont pas eu assez de temps pour faire leur valise. Selon la promesse qui leur a été faite, un véhicule allait le lendemain retourner à Kabgayi récupérer toutes les affaires. L’évêque fait remarquer que cela n’a pas pu être réalisé et demande ce que les Inkotanyi comptent faire pour eux à ce sujet. L’Inkotanyi répond que tout dépendra de l’évolution de la situation à Kabgayi.
Il n’a pas fini de parler quand, s’étant maintenant déplacé et est près de la porte, un des huit Inkotanyi prend la parole. De grande taille, 1m 85, l’homme est d’une trentaine d’années, mince et de tient clair. Il est en uniforme mais sans béret. Je ne comprends pas, dit-il, les gens qui ne veulent pas l’unité des Rwandais. Si la situation du pays est catastrophique, ajoute-t-il, c’est à cause d’eux et c’est pourquoi le FPR s’est donné la mission de les combattre partout où ils sont..
Personne ne réagit, n’a en tout cas pas le temps de le faire, parce qu’ après avoir dit cela, l’Inkotanyi sort aussitôt.
Je ne peux suivre le reste de la discussion, parce que, dès le départ de l’Inkotanyi, frère Balthazar entre et, discrètement, nous demande à moi, à Emmanuel Uwimana et à Fidèle Gahonzire, de sortir avec lui. Au moment où nous sortons, je me rends compte que tous les Inkotanyi assis auparavant derrière nous, sont tous partis. Le frère nous dit qu’il nous appelait pour nous donner les chambres, enfin disponibles. Il nous conduit donc vers le bâtiment juste à côté, où se trouvent les chambres. A peine commence-t-il à nous attribuer les chambres que le jeune Stanislas (de notre groupe) vient nous trouver pour nous dire que l’Inkotanyi qui préside la réunion nous ordonne de retourner vite au réfectoire, parce qu’il ne veut pas que nous sortions avant la fin de la réunion. Immédiatement, nous retournons donc dans la salle de réunion.
Nous croisons, à la porte, le frère Jean-Baptiste Nsinga (de notre groupe) qui entre avec nous. Ce dernier vient juste d’arriver pour la réunion. Bien qu’il n’ait pas assisté au début à la réunion, personne n’a remarqué son absence. L’Inkotanyi ne l’a, en tout cas, pas cité parmi ceux qui devaient absolument être présents.
Je suis le seul à ne pas pouvoir reprendre ma place dans le cercle. Le frère Jean-Baptiste Nsinga vient de me la prendre. Je m’asseye juste derrière lui, dans une des chaises qu’occupaient auparavant les huit Inkotanyi avant qu’ils ne sortent. Nous sommes tous au complet, Mgr Vincent et l’abbé Sylvestre sont déjà arrivés.
Tout à coup, alors que je viens juste de m’asseoir, la porte par laquelle nous sommes entrés s’ouvre brutalement et le bruit nous surprend. Je vois des soldats Inkotanyi, au nombre de quatre, qui entrent d’un coup, braquant des mitraillettes comme pour une attaque. Avec des cris bizarres, ils vocifèrent des paroles incompréhensibles, prennent directement position derrière les Inkotanyi qui sont avec nous et ouvrent, immédiatement, le feu.
La peur qui, tout de suite, m’envahit est indescriptible. Je viens juste de comprendre que nous sommes en danger de mort.
A côté de moi, l’une d’entre les jeunes filles se lève, les mains en l’air, et crie en implorant les tueurs d’arrêter. JMV Rwabilinda devant moi, s’est lui aussi levé, je le vois et l’entends crier et demander grâce.
Mais tout à coup, tout ce passe en quelques secondes, telle une voix qui me parle dans une inspiration pressante, claire et précise, je me rappelle l’endroit où, quelques heures avant, j’étais avec la religieuse et sens en moi quelque chose qui me dit d’aller m’y cacher. Je me jette aussitôt à terre, contourne en rampant la chaise sur laquelle j’étais assis et arrive tout de suite au mur que je longe toujours en rampant, passant dans l’espace vide se trouvant entre le mur et la rangée des tables. Je sens clairement que je dois gagner la porte du fond du réfectoire que je ne vois pas mais dont je me souviens pour y être passé quelques instants avant avec la religieuse. Dans ma fuite, j’entends le bruit très fort des mitraillettes et pense que je suis poursuivi et, par moments, je me crois mort. Je fais quelques mètres avant d’accéder à la porte. Par chance, je la trouve ouverte, j’arrive à la cuisine, en rampant toujours, et tombe sur des religieuses, recroquevillées à terre, sous le coup de la peur. Parmi ces religieuses il y a Donata Nyirahabyarimana du Foyer de charité « Vierge des Pauvres » de Remera-Ruhondo, sœurs Marie-Louise (originaire de suisse), Libérata Muragijemariya et Didacienne, toutes, de la communauté des Hospitalières de Sainte Marthe de Kabgayi.
Je passe entre elles et atteins la porte qui donne sur la cour intérieure, là ou se trouve l’étable. La peur qui m’a envahi ne me permet pas de m’approcher de l’étable que je vois plus loin. Je choisis de m’arrêter près d’un bâtiment tout proche, à ma droite. Je me couche contre le mur.
Quelques secondes après, je vois arriver une, la plus jeune, des filles qui étaient avec nous dans la salle. Elle respire très fort et a peur. Voyant que c’est moi, elle s’abat sur moi en me disant : « turashize! » “ nous allons mourir! ”. Nous restons sur place un petit moment. La fusillade continue dans le réfectoire. Elle n’est plus, cependant, nourrie mais discontinue, coup par coup. (…)
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La fusillade a cessé. Plus rien ne bouge dans la maison. Il règne un silence de mort. Mais tout à coup, j’entends et vois des gens qui arrivent avec des lampes torches, visiblement à la recherche de personnes. Je peux les observer par un trou d’une porte en bois près de laquelle nous nous trouvons. Ce sont des Inkotanyi. Je les reconnais non seulement par leur taille, grands et minces, mais aussi par leurs chaussures, des baskets que ne mettent jamais les FAR (Forces Armées Rwandaises)
La peur m’envahit de nouveau et mon cœur bat très fort. Je commence à penser qu’on me recherche ainsi que d’autres qui, peut-être, comme moi, auraient pu s’enfuir. Je les vois venir vers nous en braquant des lampes torches mais passent sans nous voir et poursuivent leur chemin dans la direction de l’étable à coté de nous. J’entends, tout à coup, les Inkotanyi qui s’adressent à des gens qui se trouvent dans l’étable. Il faut dire que, depuis longtemps, j’entends les meuglements des vaches qui trahissent la présence d’un élément étranger. Ceux qui sont dans l’étable élèvent la voix en implorant : “ Nous sommes des Frères, pitié ! ”“Turi abafurere nimutubabrire”. Les Inkotanyi leur disent de ne pas avoir peur et de sortir de l’étable. Méfiants, les frères continuent d’implorer la pitié. Mais ils finissent par sortir, sur l’ordre des Inkotanyi. Je les vois tous partir avec les Inkotanyi, rejoints par un autre frère qui a suivi toute la scène de l’extérieur de la cour.
Tout retombe dans le silence. Il s’écoule un temps où on ne voit âme qui vive. De temps de temps, une lampe torche s’allume révélant la présence d’un Inkotanyi resté là pour surveiller. Je suis toujours dans ma cachette et mon projet est d’attendre le moment opportun pour m’évader en direction de Ruhango, ma région natale. Je continue donc de veiller et la nuit paraît interminable. Le sommeil me prend, de temps à autre, mais le sentiment du danger me réveille aussitôt.
Intégralité du témoignage : Gakurazo