Le Mwami Charles Léon Pierre Rudahigwa, nom de règne Mutara III, avait épousé en 1942, en secondes noces, la princesse Rosalie Gicanda du clan des Abega. Née en 1928, elle avait 15 ans.
En 1932, en première noce, le fils aîné du Mwami Yuhi Musinga, Rudahigwa, avait épousé la princesse Nyiramakomali de l’ancien royaume du Bugesera. Comme il n’eut pas d’enfant, un second mariage s’imposait.
Malheureusement, et c’était le grand drame du Mwami et de son épouse Rosalie Gicanda, il n’y eut pas de descendance non plus. Pour un Roi, il n’y avait pas de drame plus grand. C’était sans doute aussi la raison pour laquelle la Reine ne riait jamais, et nous l’avons rarement vu joyeuse et souriante ; toujours réservée. Le drame était encore plus cuisant car la première épouse, répudiée, eut plusieurs enfants dans un second mariage.
Dès notre entrée en fonction comme administrateur du territoire de Nyanza, fin 1956, ma femme et moi avons été reçu très chaleureusement par la couple royal, et il s’en suivit une réelle amitié entre la Reine et mon épouse Kanyange. Cette amitié s’est renforcée lors des fêtes du jubilé des 25 ans de règne du Mwami Mutara III en 1957.
Contrairement à sa belle-mère, la redoutable Umugabekazi Radegonde Kankazi, elle ne se mêlait jamais des affaires d’état, et ses interventions étaient toujours apaisantes.
Elle a été très affectée par le décès inopiné de son mari fin juillet 1959. Aux obsèques, sur la colline de Mwima, en pleurs, elle reçut une gifle de l’impassible Reine mère Kankazi laquelle, régnant avec son fils, restait maître de la situation. Elle s’était opposée à la demande de la Tutelle, laquelle pour déterminer les causes du décès voulait l’autopsie du corps de son fils.
Ce refus permit à l’Unar, opposé activement à la Tutelle belge, de répandre l’accusation qu’elle serait responsable de la mort du Roi.
Après les obsèques de son mari et l’élection du jeune Mwami Kigeri V, la Reine Rosalie a pu rester dans son palais, mais les développements politiques qui ont suivi, ont créé l’incertitude quant à sa sécurité et son avenir.
Dès mars 1960, nommé attaché colonial à Kampala en Uganda pour y défendre les intérêts des Banyaruanda et Barundi, j’ai fait quelques visites de travail au Ruanda, et passant par Nyanza, n’omettais jamais d’aller saluer la Reine.
Elle demandait toujours des nouvelles de mon épouse Kanyange, et des enfants dont elle connaissait les noms ruandais, Batamuliza et Navakule.
( Batamuliza=ne la faites pas pleurer. Navakule=conçu au Rwanda, né à l’étranger)
Après la révolution Hutu, et la proclamation de la République, en 1961, suivi des attaques meurtrières des « inyenzi » venant aussi bien du Burundi que de l’Uganda et même du Tanganyika, sa situation était devenu compliquée.
En novembre 1961, après l’assassinat du Prince Rwagasore, je fus muté, contre mon gré, et nommé Résident Adjoint du Burundi. Ensuite avec l’instauration du régime autonome du Burundi, en janvier 1962, Adjoint du Haut Représentant de Belgique jusqu’à la fin de mon terme de 3 ans en avril 1962… fin de carrière africaine.
Avant de quitter définitivement le pays, avec l’accord du Haut Représentant Henniquiau, j’ai tenu à faire une visite d’adieu au Ruanda, aux autorités ruandaises à Kigali, le Président Kayibanda et Belge, le Résident Logiest, ensuite, au trajet retour, arrêt à Nyabisindu (l’ex-Nyanza), pour « prendre congé » de la Reine.
Elle me reçut chaleureusement, toujours dans son impressionnant palais où j’avais passé tant de soirées de discussions de travail avec son défunt mari le Mwami Mutara III.
La Reine me parla des pressions exercées sur elle pour libérer cette résidence, d’abord par le gouvernement en place, qui voulait y installer la Cour Suprême du Ruanda.
Mais surtout de l’exhortation de certains « amis » de l’UNAR qui voulaient que, comme tant d’autres, elle s’enfuie du Ruanda pour « aller se mettre en sécurité », en passant par Goma et le Congo Belge, à Usumbura au Burundi, lieu de rencontre des opposants au jeune régime ruandais.
Rappelant nos excellentes relations du passé, notamment avec mon épouse Kanyange, elle me demanda mon avis. Je l’en ai fermement dissuadé arguant du fait que tant qu’il y avait la présence belge, elle serait toujours protégée.
Et, de bonne foi, j’ai ajouté : le gouvernement du président Kayibanda, bien qu’en lutte avec les extrémistes de l’UNAR… et les inyenzi, ne s’attaquera jamais à Vous (grave erreur de ma part). Elle me laissa entendre qu’elle suivrait mon conseil.
Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’appris par des amis ruandais anciens réfugiés, dont mon ancien secrétaire, deux informations intéressantes.
D’abord, que la Reine-Mère Radegonde Kankazi, depuis son Castel de Shyogwe, non loin de Gitarama, avait suivi l’offre de ses conseillers de l’Unar de fuir « le Ruanda des Hutu » et, avec leur aide, de se réfugier au Burundi à Usumbura.
Fuite organisée par sa Cour et quelques Unaristes de Gitarama en passant par Goma et le Congo ex-Belge. Acceptant ainsi le rôle de victime et figure de proue dans la propagande anti République Hutu et anti-Belge.
Le Castel de Shyogwe, devant cette porte le 25 juillet 1959, dans la voiture du Résident Preud’homme, nous avons attendu la réaction de la Reine-Mère à l’annoncé de la mort de son fils Mutara III… en vain.
Plusieurs années plus tard, à Usumbura, j’aurai d’émouvantes retrouvailles avec la Reine douairière dans sa pauvre demeure de pauvre réfugiée (je le raconte par ailleurs).
Autre information intéressante, que je n’ai pu vérifier mais qui a été publiée : c’est que la reine Rosalie, en 1961, craignant le pire pour sa famille, a aidé une de ses sœurs et son fils de trois ans, Kagame, le futur Président de la Restauration, à se mettre « en sécurité » en Uganda. D’où il dirigera, dès octobre 1990, la reconquista du Ruanda.
Je tiens encore la lettre désolée, qu’elle adressait à ma femme et moi, dix ans plus tard, pour annoncer la mort, dans un accident de la route, de celui-ci. La voici :
« Butare, le 8 Mai 1972
Chers amis,
Il y a quelques temps, vous avez reçu ma lettre de salutations.
L’amitié que vous nous avez témoigné m’en faisait un rappel : les distances et les circonstances indépendantes de notre volonté ne peuvent rien y changer.
Aujourd’hui, je vous écris pour vous annoncer une bien triste nouvelle : nous venons de perdre le petit frère de feu mon mari ! Et cela dans une tragédie que je ne pouvais pas vous relater plus tôt car j’étais profondément affectée.
C’était le samedi 15 avril : Joseph Ruzindana revenait de Kigali, conduisant des passagers. En effet, sur emprunt, nous avions acheté un taxi pour nouer les deux bouts.
Arrivé près de Gitarama, le pneu arrière a éclaté, et un peu après, le pneu avant éclatait. Immédiatement le feu a pris dans le taxi. Ruzindana, après avoir essayé de redresser le taxi, a été déporté contre un arbre et le volant l’a cloué sur le siège.
Il a demandé de sauver d’abord les passagers et effectivement aucun des passagers n’a été sérieusement endommagé. Mais lui, on n’a pas pu l’extraire et il est mort dans le taxi. C’est horrible à penser !!
Il est mort comme il a vécu ! Dans un total dévouement aux autres !
Depuis sa naissance, il n’a fait que cela ! Les gens disaient : « il s’est sacrifié pour nous, cela lui ressemblait : c’est un homme, c’était un chrétien, c’était un imfura. » Ils le disaient, sans le connaître ! Si je savais dire quelque chose, je pourrais multiplier par 100 ce qu’ils disaient.
Je suis certaine (et les gens l’ont dit avant moi), qu’il est allé droit au ciel, autrement, que le ciel n’existe pas, où personne n’ira ! C’est ce qui me donne le courage de penser que le Seigneur saura nous assister puisqu’il nous a enlevé celui qu’il nous a donné ! Mais je ne vois pas comment !
Bien chers amis, veuillez prier pour le repos, de son âme si elle en a besoin, et aussi pour ceux qu’elle avait assistés ici-bas… et qu’elle continue à les assister.
Que Kanyange et Mudondori soient assurés des meilleurs sentiments de celle qui ne les oublie pas même dans mes malheurs.
Signé Rosalie Gicanda »
Digne Reine dont la croyance profonde a dû l’assister lors de son horrible assassinat ?
Vingt ans plus tard, en 1982, lors d’un voyage de reconnaissance dans mon cher Ruanda, ma femme et moi l’avons retrouvée, pauvre réfugiée dépourvue de tout, dans une misérable maisonnette mise à sa disposition par l’évêque de Butare (Astrida), Mgr Gahamanyi, frère du leader de l’UNAR, Michel Kayihura. Les retrouvailles ont été émouvantes.
Il en a résulté une correspondance sporadique pendant quelques années.
Voici sa réponse au faire part du mariage de notre fille Anne (Batamuliza)
Avec regret je relève le dernier paragraphe : « Ah ! Si la pension de la Belgique avait pu continuer ! Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi elle a été coupée mais ce qui m’importait c’était d’abord de vivre. » Grandeur et déchéance !!
Une des dernières correspondances.
« Butare, le 18 janvier 1988
Bien chers amis
Umwaka muhire 1988 !
Votre carte-image de souhaits pour la nouvelle année m’a causé un vif plaisir ! Pourtant c’est toujours une joie pour moi de recevoir de vos nouvelles !
Cette année votre discrétion a redoubler par cette surprise heureuse : en effet je savais que vous aviez été nommés ailleurs, mais je ne savais pas où ; j’ignorais que c’était au Pakistan.
Et surtout, surtout j’ignorais que vous aviez été promu !
Bravo ! Mes félicitations enthousiastes ! On y a mis du temps à reconnaître vos mérites ! Ainsi donc Budondori (je dis toujours Mudondori) va pouvoir donner la pleine mesure de ses talents ! Peut-être au hasard (guidé pourquoi pas ? ) des nominations, aurais-je le bonheur d’apprendre l’affectation de votre excellence à Kigali !!
Ainsi je pourrais revoir (j’allai dire ravoir) ma chère Kanyange ! Mais dites-moi le secret ! Avez-vous déniché une eau de jouvence quelque-part dans vos missions ? Il est vrai que moi je n’ai plus mon Rudahigwa. Je parie que les pakistanaise en palissent de jalousie ! Foi de cette photo ! D’ailleurs les pakistanais de même ! Quelle jeunesse du couple !
En tout cas je vous souhaite une bonne santé dans ce pays dont j’ignore le climat. Ne subissait pas mes difficultés de santé (rhumatismes et autres) pourtant insignifiantes au regard de celles de ma bonne vieille mère.
Je vous embrasse bien dans toute notre vieille amitié qu’a aiguillonné votre si belle photo. Encore Umwaka muhire, Umwaka w’amata n’ubiki !!!!
Rosalie Gicanda ».
Hélas, trois fois hélas, lors du génocide d’avril 1994, elle a connu une fin horrible. Les assaillants hutu de interahamwe l’ont arrachée de sa petite maison, déshabillée, violée publiquement, et massacrée.
Je me suis demandé, et me demande encore, si j’avais une responsabilité dans cet assassinat puisque je lui avais déconseillé, en 1962, de se mettre en sécurité.
26 juin 2019
Louis JASPERS
Ambassadeur honoraire de Belgique