Héritage africain « négligé » en matière de gestion des conflits
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Il est souvent déconcertant de lire certains écrits des premiers missionnaires, anthropologues et autres sur l’organisation sociale et le maintien de l’équilibre social dans les sociétés africaines ante – coloniales. Ainsi, les missionnaires, particulièrement ceux du XIX siècle, considèrent habituellement les lois et les coutumes africaines comme des aspects haïssables du paganisme. Ils vont jusqu’à déclarer que la culture africaine est une masse confuse de coutumes, de rites et des pratiques inhumaines difficilement admissible comme faisant partie de l’ordre social[1]. Les anthropologues coloniaux sont allés jusqu’à affirmer que « la pensée, dans les sociétés tribale, est gouvernée par le fétichisme, et non par la logique, la raison. Pour la tribu, la justice par le fétiche est bonne et la justice par la raison ne l’est pas… Il est futile de rechercher l’équité dans la justice tribale, puisqu’elle n’est pas rationnelle »[2]. Enfin, des fonctionnaires coloniaux justifient exactement leur œuvre par un discours pour le moins non scientifique en ces termes : « Le colonialisme fut une nécessité. Comment aurait-on pu, sans colonialisme, civiliser des peuples isolés du monde occidental ? Comment aurait-on pu les tirer de la sauvagerie, (…), leur donner la liberté ?[3] ».

Ces savants européens n’ont pas compris que l’un des fondements des sociétés négro-africaines est l’imbrication du spirituel et du temporel, et la prévalence au niveau de l’ethos, des croyances et pratiques magico religieuses. Ceci sa traduit dans des alliances sacrificielles ou pactes de sang, universellement pratiqués dans les sociétés africaines traditionnelles[4], que ce soit dans le Royaume du Dahomey, au Cameroun, en Afrique des Grands Lacs et ailleurs.

Ainsi, l’institution de Pacte de sang (kunywana) existait également dans les anciens Royaumes de la Région des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Ankole, Bunyabungo, Buganda, Karagwe, Buha, Bujinja). Selon le Professeur Paulin Muswahili, « deux amis qui s’aiment bien, signent ou cimentent leur indéfectible amitié ou fidélité en buvant réciproquement le sang l’un de l’autre. C’est le kunywana, s’entre- boire le sang l’un de l’autre ou, tout court, le pacte de sang. Plus fort qu’un contrat ou qu’une promesse de n’importe quel ordre, ce pacte, dans la croyance populaire est, en importance, à identifier au lien de fraternité… Celui dont je bois le sang et qui à son tour boit le mien, devient mon alter ago, membre de ma parenté ou de ma famille. Je contracte avec lui un devoir de défendre tous ses intérêts et, au besoin, de le venger. La fidélité qui nous lie l’un à l’autre, cela va de soi, s’étend à nos deux familles qui, à leur tour, contractent réciproquement les mêmes devoirs et jouissent des mêmes prérogatives »[5].  Ce pacte de sang, « le mandjara » était mêmement compris chez les Bamiléké, Vouté, Mbum, Tikar, Bamum, etc. … du Cameroun[6]. Cette institution permettait de prévenir ou d’atténuer la violence armée dans la société africaine à l’époque précoloniale. L’effet du mandjara ou kunywana perdure aujourd’hui encore, dans les rapports intercommunautaires et constitue un facteur de paix entre individus et autres collectivités.

Dans les sociétés africaines précoloniales, que ce soit en Afrique de l’Ouest, Centrale ou australe, la prévention des conflits était soutenue par le mariage inter clanique et exogamique qui pouvaient aller jusqu’aux alliances matrimoniales régionales. En effet, le mariage en Afrique est un contrat solennel passé entre deux familles. Il établit une parenté entre les familles. Et cette parenté par le mariage dans la plupart des sociétés africaines traditionnelles tendait à servir trois fonctions principales : la perpétuation du lignage par la reproduction, la charge du travail domestique assuré par la femme et les moyens par lesquels des alliances politiques et économiques plus larges s’établissaient entre le famille de la femme et celle du mari[7]. Par le mariage donc, les familles devenaient des alliées, voire que le mariage réconciliait les familles autrefois ennemies. Tel était par exemple le cas chez les Nande où, en cas de meurtre d’un membre d’une famille par une personne appartenant à une autre famille, cette dernière donnait en principe une fille en mariage à la famille victime du meurtre. Cette mariée avait la double mission de réconcilier les familles et d’engendrer un remplaçant de la personne tuée[8].

Le « sanankouya » chez les Dogon ou la parenté à plaisanterie ou cousinage à plaisanterie chez les Bambara et les Peuls du Mali et du Sénégal ou encore « gutera ububyara » chez les Hutu du Rwanda, de la République Démocratique du Congo et du Burundi, la médiation comprise comme l’entremise d’un tiers neutre entre deux ou plusieurs parties en vue de les concilier ou de les réconcilier, les compétitions sportives telles que la lutte traditionnelle pratiquée dans de nombreuses sociétés ouest africaines, les fantasia (courses de chameaux ou de chevaux) dans les sociétés nomades, les concours musicaux ou de danse guerrières sont autant d’occasions ou de manifestations contribuant au rapprochement des communautés[9], à la coopération et aux échanges inter sociétaux… A travers toutes ces manifestations, se consolidaient le dialogue et la concertation entre les membres de la société.

Dans certaines sociétés, ce dialogue et cette concertation étaient considérés comme des vertus. Ainsi, dans la culture burundaise, le dialogue et la concertation avaient une valeur très grande dans la tâche de conciliation des personnes et des groupes. Les Burundais ont toujours résolu les conflits en utilisant les mécanismes de dialogue tels que kuja inama (tenir conseil, se concerter, chercher ensemble une solution, échanger des vues), kwumvikana (s’entendre, se mettre d’accord sur quelque chose)[10]. D’après Mgr B. Bududira, malgré la difficulté liée aux mutations, le dialogue et la concertation utilisés dans la culture burundaise à travers l’institution des « Bashingantahe» restent la seule méthode appropriée de gestion des contradictions et des conflits inévitables dans un contexte social et politique aussi désarticulé que celui de la société burundaise[11].

La pratique de la palabre occupait une place importante dans la prévention des conflits dans les sociétés traditionnelles africaines. Étymologiquement, le mot palabre vient de l’espagnol “palabra” et a le sens de parole, de discussion, de conversation longue et oiseuse. Cette conception dévalorisante émane du contexte colonial où la palabre était une sorte de concertation où siégeaient le commandant européen et le chef noir. Celle-ci consistait en un débat coutumier long, complexe et souvent incohérent et contradictoire, du fait du recours nécessaire à un interprète, dont la connaissance de la langue européenne était approximative.

En vérité le concept de palabre a une toute autre signification dans les sociétés africaines traditionnelles, où différents termes, plus adéquats sont utilisés pour la désigner. Par exemple, les Bamiléké, à ce propos, parleront de Tsang, dont le but est « d’apaiser les esprits » (pouhotrim). Chez les peuples des Grands Lacs, on parlera de Gacaca, où l’on doit aborder des problèmes cruciaux de la société et adopter des solutions et résolutions y afférentes.

En tant que cadre d’organisation de débats contradictoires, d’expression d’avis, de conseils, de déploiement de mécanismes divers de dissuasion et d’arbitrage, la palabre, tout au long des siècles, est apparue comme le cadre idoine de résolution des conflits en Afrique noire. La palabre, incontestablement, constitue une donnée fondamentale des sociétés africaines et l’expression la plus évidente de la vitalité d’une culture de paix.

Partout en Afrique noire, on retrouve à quelques nuances près, la même conception de la palabre, considérée comme phénomène total, dans lequel s’imbriquent la sacralité, l’autorité et le savoir, ce dernier étant incarné par les vieillards qui ont accumulé, au fil des ans, sagesse et expérience[12].

Au Burundi, cette institution allait de pair avec l’umushingantahe. Celui-ci désigne couramment le notable, l’homme intègre chargé du règlement pacifique des conflits à tous les niveaux depuis la colline jusqu’à la cour du roi où il est appelé umunyarurimbi. Rodegem, dans le Dictionnaire Rundi-Français, traduit ce terme par « magistrat, notable, conseiller, arbitre, assesseur, juge. Celui qui est revêtu de l’autorité judiciaire et qui dispose de la baguette, insigne de son autorité (par ext. Homme âgé, homme d’expérience) ». D’autres auteurs ont défini le concept en mettant en exergue le sens étymologique et le symbolisme de la justice et de l’équité à travers le terme intahe, qualifié tantôt « d’emblème de la juridiction »[13] ou de « symbole de l’autorité judiciaire »[14].

On retrouve également ailleurs en Afrique, une institution similaire dans les autres sociétés africaines. Il s’agit des vieillards, détenteurs de nombreuses traditions orales, symbole de sagesse, qui souvent parviennent à mettre fin aux différents conflits intercommunautaires ou intra-communautaires. Il jouait très souvent la fonction de médiateur. Cette fonction, dans les sociétés africaines traditionnelles nécessitait des qualités particulières : âge, sagesse, connaissance des coutumes et de l’histoire des groupes vivant sur un territoire déterminé. Le médiateur devait par-dessus tout, faire preuve de neutralité et d’objectivité. Il ne devait avoir aucune alliance, surtout matrimoniale, avec les groupes en conflit. Le médiateur devait avoir l’entière confiance des protagonistes qui, par leur motivation à enterrer la hache de guerre, l’encourageait dans sa tâche délicate. En tant que communicateur et « formulateur », le médiateur devait être éloquent (maître de la parole), et avoir une connaissance parfaite des proverbes et adages qui sont des facteurs valorisants de son discours[15]. Dans cet exercice trilatéral délicat, le médiateur avisé opérait de façon à la fois circulaire et cumulative. Avec pondération et discrétion, son objectif était d’offrir une alternative au conflit, en trouvant un compromis honorable, préservant les intérêts majeurs et surtout l’honneur de chacune des deux parties.

photo/musée de Tervuren-Belgique

Il est aussi important de souligner la diversité des stratégies utilisées. La médiation était pratiquée de différentes manières dans des contextes différents. Des facteurs multiples entraient en jeu : l’objet du conflit, son importance, la personnalité du médiateur et la réelle volonté des deux parties à aboutir à un compromis[16]. Des cas extrêmes se présentaient où l’hostilité réciproque et le taux de violence étaient tels qu’il se créait une situation non négociable, seul le rapport des forces pouvant déterminer l’issue du conflit. Il en fut ainsi lorsque les Bamum entrèrent en conflit contre les Banso pour récupérer le crâne de leur souverain Nsangou. L’enjeu, pour chacune des parties, était la conservation d’une symbolique du pouvoir. Toute médiation était exclue. Les Bamum l’emportèrent par la force des armes[17].

 

Le Droit était également un autre support de la prévention de conflits dans la société. Ainsi par exemple, chez les Somalis, le Droit devait être respecté et était axé sur des principes d’une profondeur étonnante[18] :

– Le principe de l’égalité selon lequel tous les membres Issas sont égaux. Ce souci d’égalitarisme visait à rompre avec un passé anarchique et/ou féodal où l’égalité était justement éclipsée au profit de la force et de la domination.

– Le principe de la nécessité de la loi. En effet, le Heer ou loi est comparé à la chaussure (kab) qui permet de se déplacer, d’avancer sur le chemin épineux des rapports sociaux et ses articles sont considérés comme les lacets ou lanières (dhagaley).

– Le principe de l’inviolabilité de la loi (Heer) (le Heer Issa est infranchissable comme l’arbre Jeerin) : le principe ainsi imagé exprime l’inviolabilité de la loi du Heer. En effet, Jeerin est un arbre de la brousse qui se distingue par ces deux caractères : il est très bas de tronc et étalé sur une longue surface. Il est donc très difficile de passer en dessous ou de sauter par-dessus. Ce qui illustre fort bien l’expression que nul ne peut passer outre la loi et renvoie à l’idée de son inviolabilité.

– Le Principe de l’origine humaine de la loi. Cela se traduit à travers l’adage « Dieu m’a créé à partir d’une semence, mais c’est mon père qui m’a légué le Heer ». Autrement dit, Dieu donne la vie aux hommes et les hommes font leurs lois. Cet adage induit, par exemple, qu’aucun roi ou chef, aussi puissant soit-il, ne peut revendiquer « incarner un quelconque droit divin[19]». Il n’est et ne peut être que ce que sa condition humaine fera de lui, c’est-à-dire un pouvoir irrémédiablement marqué par le temps et la volonté populaire[20]. Elle enlève également toute sacralité et immuabilité à la loi qui peut faire l’objet de discussion et de modification si ses créateurs en décident ainsi.

– Le Principe fondant la résolution des conflits dans la société Issas : les Issas peuvent se battre à tort ou à raison mais, puisque la loi est là pour régler les conflits, aucun acte de vengeance n’est permis[21]. Les fondateurs du Heer reconnaissent que le conflit existe dans toute société humaine, aussi égalitaire et harmonieuse soit-elle, et que cette inhérence justifie même l’existence de la loi.

– Le principe du communalisme selon lequel les Issas ont en partage la terre, les pâturages, les hôtes, l’hospitalité et l’Oganas, leur chef spirituel. Le Heer interdit l’appropriation individuelle de ce qui est déjà donné par la Nature, c’est-à-dire les pâturages et l’eau.

Eu égard à ce qui précède, il est donc hors de doute que les sociétés traditionnelles sont riches en expériences et en institutions surtout en matière de la prévention des conflits. Mais alors, n’est-il pas légitime de se demander pourquoi, dans nos sociétés dites « civilisées » ou « modernes », nous cherchons toujours à rompre avec notre héritage traditionnel, en oubliant que toute initiative présente qui veut se frayer une histoire digne et honorable pour soi et pour tout son peuple doit rechercher ses racines dans son passé. L’on arguerait peut-être que l’environnement sociopolitique et économique ne peut pas favoriser une telle démarche.

Gaspard Musabyimana

[Extrait du livre de Pierre Claver Mupendana, LA TRILOGIE FONDATRICE DE LA GESTION FRICAINE DES CONFLITS, Editions Scribe, juillet 2019 – publié en version électronique sur Amazon].

 


Notes

[1] Diamond A.S., Primitive Law. London and New York: Longmans, Green, 1935, pp.49-53.

[2] Driberg J.H., The Lango : A Nilotic Tribe of  Uganda., London, T.Fisher Unwin Ltd, 1923

[3] Eyskens G., Congo, 1960, T.II, p. 535-536 ; Mouvement Progressiste du Congo (Zaïre), Congo (Zaïre) : Démocratie néo-coloniale ou deuxième indépendance, L’Harmattan, Paris, 1992, p.38.

[4] Hazoume Paul, “Le pacte de sang au Dahomey”, paris, 1937 ; Yepana Hortense, “Résolution des conflits et promotion de la paix chez les Mabéa du Sud Cameroun”, Monographie historique, Séminaire de Doctorat, Université de Yaoundé I, 1995, inédit.

[5] Muswahili P. « Une parenté en faveur de l’accroissement familial et du développement national », in Les civilisations anciennes des Peuples des Grands Lacs, Paris, 1981, p.209 ; voir aussi Bigirumwami A., Imihango, Nyundo, 1974, p.2 ; Vanhove J., Essai de Droit Coutumier du Rwanda, Bruxelles, Institut Royal Colonial Belge, Section des Sciences Morales et Politiques, Mémoires, Collection in-8°, Tome X, Fasc.1, 1941, p.17.

[6] Dongmo Jean Louis, “Le dynamisme bamiléké”, Yaoundé, CEPER, 1980. ; Mvoutsi, Nicolas, “L’histoire des Vouté du Cameroun Central”, Yoko, 1985 (doc. Multigraphié).

[7] Armstrong A., Stewart, The legal situation of Womem in Southern Africa, Harare, University of Zimbabwe Publications, 1990; Armstrong A et alii, « Uncovering reality: excavating women’s rights i African family Law », in International Journal of Law and Family, 1993.

[8] Voir : Mupendana P.C, Le mariage traditionnel en Afrique des Grands Lacs, Université Catholique du Graben, Butembo, 1998 ; Waswandi Kakule Athanase, Le mariage traditionnel chez les Nande du Nord Kivu, Facultés Catholiques, Kinshass, 1990.

[9] Abwa D., “La diplomatie dans l’Afrique précoloniale, le cas du Pays Banen”, Université de Yaoundé I, F.L.A.S.H. Département d’histoire, 1990

[10] Lire à ce sujet L. Kagabo, « La crise burundaise et l’effondrement des valeurs », Colloque national pour une Culture de Paix au Burundi, Fondements et Perspectives éducatives, Actes du Colloque, UNESCO, 1994, p. 91

[11] Mgr Bududira B., « La dimension morale de la crise » in ACA, 1995, p. 104

[12] Sylla, Lanciné, “Démocratie de l’arbre à palabre et bois sacré (Essai sur le pouvoir parallèle des sociétés initiatiques africaines)”, Annales de l’Université d’Abidjan, Série D, t.13, 1980.

[13]  Delacauw A., “Droit Coutumier des Barundi”

[14] Mgr Makarakiza A. “Dialectique des Barundi”, Bruxelles, 1959

[15] Youssouf Tata Cissé, “Wâ Kamissoko – La grande geste du Mali”, Paris, Karthala, 1988. Dans les sociétés manding de l’Afrique occidentale, ce sont souvent les griots (dyeli) qui jouent le rôle de médiateurs et de négociateurs en tant que conseillers et porte-parole des souverains.

[16] Touzard H., “La médiation et la résolution des conflits, Etude psychosociologique”, Paris, PUF, 1995.

[17] Tardits Claude, “Le royaume bamum”, Paris, A. Colin, 1980.

[18] Moussa Iye A., “Tradition de succession de la royauté Issa : Procédures et protocoles relatifs à la recherche, au choix, à l’intronisation et à l’installation des Ogass Issa”, Addis ababa, 1997.

[19] Lewis I.M. “A pastoral Democracy”, Oxford university Press, London, 1961; R. Burton, “First steps in East-Africa”, Memorial Edition, London, 1894.

[20] Moussa Iye A., “Le verdict de l’Arbre : autopsie d’une démocratie pastorale”, International Printing Press, Djibouti, 1990.

[21] Lewis I.M., “A pastoral Democracy”, Oxford university Press, London, 1961; R. Burton, “First steps in East-Africa”, Memorial Edition, London, 1894.

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