Il y a quelques semaines, j’ai été abordé par un jeune belgo-rwandais qui m’a posé une question qu’il m’a été difficile de répondre à sa satisfaction : « Pourquoi les Hutu, les Tutsi et les Twa, qui sont des ethnies (races ?) distinctes voire antagonistes, partagent les mêmes clans. Par exemple, on peut trouver des Hutu, des Tutsi et voire des Twa dans le clan des “Abanyiginya“ ». Je lui ai promis de faire une petite recherche pour une réponse adéquate.
Dans ma démarche, un document m’a particulièrement intéressé. Il s’agit de la thèse du Pr Antoine Nyagahene soutenue à l’université de Paris 7 en 1997 et dont le titre est « Histoire et peuplement : ethnies, clans et lignages dans le Rwanda ancien et contemporain ». J’ai hâte de me le procurer.
Dans la présentation qu’on en fait sur le site « theses.fr », la motivation de la recherche est clairement posée : « Il demeurait difficile, en effet, de comprendre comment les Bahutu, les Batutsi et les Batwa, qui composent la population rwandaise, sont présents comme appartenant à des « ethnies » différentes alors qu’ils se retrouvent tous inconditionnellement au sein des mêmes clans patrilinéaires et sont disséminés sur un même espace territorial ».
En poursuivant la lecture de cette présentation, il est précisé qu’« il est […] formellement établi que les identifications ethniques rwandaises, réalités sociologiques mouvantes dans le temps comme dans l’espace, sont nées sur le sol rwandais même, au sein des identifications claniques qui leur sont, de loin, historiquement antérieures ; ce qui explique pourquoi tous les Rwandais aujourd’hui, Hutu, Tutsi et Twa, au-delà de leurs clivages et de leurs conflits, partagent non seulement la même culture, la même langue, le même territoire, mais aussi les mêmes entités parentales, en l’occurrence les clans et les lignages ».
Pour Nyagahene, avant de s’identifier comme Hutu, Twa ou Tutsi, les Rwandais se sont d’abord identifiés en termes de clans et ceux-ci sont donc antérieurs aux ethnies.
Marcel d’Hertefelt, dans « Les clans du Rwanda ancien. Éléments d’ethnosociologie et d’ethnohistoire », [Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren, 1971] recense les principaux clans (amoko) du Rwanda : Abasinga, Abasindi, Abazigaba, Abagesera, Abanyiginya, Abega, Ababanda, Abacyaba, Abungura, Abatsobe, Abakono, Abaha, Abongera, Abenengwe, Abahondogo). Comme vu plus haut, chaque clan regroupe en son sein les trois ethnies (amoko) : Hutu, Tutsi, Twa. Vous aurez remarqué qu’en Kinyarwanda, clans et ethnies sont dits « amoko », une confusion sur laquelle nous reviendrons.
Jusque-là, nous n’avons pas encore la réponse à la question posée. Poursuivons avec les explications du père Léon Delmas, auteur du livre : « Généalogies de la noblesse (les Batutsi) du Ruanda », publié à Kagbayi en 1950 [p. 4].
D’emblée, ce prélat affirme qu’il y a 3 races au Rwanda : Bahutu, Batwa, Batutsi. Pour lui : « La fortune ou la misère ont été la raison de la hausse des uns et de la baisse des autres ».
S’agissant des clans qui englobent les ethnies, il dit : Si un hutu acquiert la fortune grâce à la vassalité (ubugaragu), il pouvait se marier avec une fille tutsi ; ou son patron, pour s’attacher à ses services, pouvait lui offrir sa fille en mariage. Après quelques générations, les enfants nés de ce mariage seront considérés comme des Tutsi, alors que leur clan est d’origine Hutu.
Une autre explication par le mariage est le « gutahira » : une famille n’ayant que des filles pouvait admettre qu’un homme épouse leur fille et reste dans la famille. Il devient l’enfant de la maison et ses enfants auront le clan du grand père [Gaspard Musabyimana, Sexualité, rites et mœurs sexuels de l’ancien Rwanda, Bruxelles 1999, p.81].
Delmas poursuit : « Si les Batutsi de race étaient pointilleux et même puristes pour le choix d’une épouse officielle, dans la vie privée, ils n’avaient d’autre règle que la satisfaction de leurs passions. Il suffisait qu’un Mwega, Munyinginya ou autre eût des relations avec une servante, voisine, ou fille d’un mugaragu (vassal) pour que l’enfant qui naissait porte le nom du clan du père. Ces enfants grandissaient dans leur milieu, y faisaient des alliances et ainsi se créaient des familles Bega ou Banyiginya Bahutu. »
Une autre explication est le système de servage en vigueur dans l’ancien Rwanda. Selon Delmas : les Hamites [Tutsi] étaient des patrons et les Hutu étaient des serfs qui, à force de se convaincre qu’ils appartenaient à tel ou tel hamite Mwega ou Munyinginya, finirent par délaisser leur clan d’origine Bazigaba ou Basinga, pour se dire Bega ou Banyiginya tout court.
D’autres procédés d’inclusion des ethnies dans des clans méritent d’être soulignés. Il s’agit des systèmes d’intégration lors des mouvements migratoires internes. Suite aux famines ou pour d’autres raisons notamment celles liées à la recherche de la sécurité, telle ou telle famille pouvait émigrer vers une autre région. Elle y cherchait une parcelle et construisait sa hutte. Il faisait connaissance avec les voisins qui étaient dans tel ou tel clan. Il n’avait pas intérêt à se singulariser et se fondait dans cette masse, en adoptant le nom de leur clan.
Un autre phénomène semblable à ce qui précède est le système d’« Abase », au singulier « umuse » c’est-à-dire « une famille accueillante ». Les Abase, selon le dictionnaire bilingue et encyclopédique Kinyarwanda-Français [Vol.1., Editions Sources du Nil – Fora vzw, 2018, p. 72], sont des membres d’un clan qui ont accompli un rite de purification après avoir accueilli sur leur territoire des membres d’un autre clan. Ce rite de purification était pratiqué dans diverses situations, dont notamment celle de l’installation des nouveaux arrivants qui adoptaient, pour leur facilité d’intégration, le nom du clan de la famille accueillante.
Christophe Ndangali, dans un récent ouvrage : « Rwanda. Ethnies, clans et problèmes socio-politiques »[Bruxelles, Editions Scribe, 2015], a traité de la question. Pour lui, les relations entre clan et ethnie au Rwanda peuvent s’expliquer comme suit : « Le clan est plutôt corporatif. Il a un chef. Il est comme un parti politique. Une ethnie n’a aucun chef. Une ethnie peut dominer un clan. C’est le cas des Tutsi qui ont dominé le clan nyiginya » [p.91].
Pour nous résumer, les clans sont antérieurs aux ethnies. Les Hutu, les Tutsi et les Twa se retrouvent dans un même clan par le truchement des mariages ; par le système de servage, le vassal adoptant le clan du patron ou par le phénomène d’intégration.
Gaspard Musabyimana
11/03/2020