Il est fort probable que les Hutus et les Tutsis appartenaient à une même entité culturelle et endogamique. Pourtant ces deux peuples ont été chaque fois présentés à tort comme deux groupes appartenant à deux catégories raciales duelles et fixes. Comment peut-on corriger ces erreurs et pour quel intérêt ?
Dans notre édition du 16 mars 2020, nous avons publié l’article de Faustin Kabanza intitulé : « Les Rwandais et leurs origines ethnisées ». Dans le présent article, l’auteur poursuit sa réflexion sur le phénomène de la «multiethnicité des clans». Laissons-lui encore la parole [Admin].
Cet article [Les Rwandais et leurs origines ethnisées] est revenu sur les identités rwandaises en questionnant autrement leurs rapports historiques. Mon choix méthodologique s’appuie sur une analyse hystorico-linguistique de certaines sources orales et écrites existantes. Cette analyse cherche à poser des faits objectivement en essayant de ne pas se laisser emporter par des émotions souvent liées à nos parcours personnels, entrelacés avec des événements tragiques vécus ou entendus.
Avec des éléments de preuve, cet article a donc remis en question certaines théories existantes sur les origines des Rwandais. Il est en désaccord total avec les idées selon lesquelles les Hutus et les Tutsis seraient d’origines différentes […]. A partir de là, l’histoire du Rwanda se lit autrement.
Abraham De SWAAN, professeur émérite et grand chercheur à l’université d’Amsterdam a publié en 2016 un livre intitulé « Diviser pour tuer » (traduit du néerlandais). Les thèses développées dans ce livre sur les considérations ethniques du point de vue historique au Rwanda corroborent avec mes hypothèses posées dans mon article ci-haut cité. Ce chercheur s’appuie aussi sur les données sociologiques, linguistiques, historiques et sur divers témoignages auparavant recueillis par d’autres chercheurs. Dans cette perspective, mon article apporte un éclairage supplémentaire qui puise certains éléments dans les littératures orales rwandaises transcrites en kinyarwanda.
De mon côté, il est bien entendu très intéressant de découvrir quasiment les mêmes conclusions formulées par ce chercheur qui a mené son travail dans un contexte de recherche plus académique et plus approfondie.
Retour sur les origines
A ce sujet, Abram De SWAAN rappelle qu’aucune preuve tangible ne prouve le tracé du parcours des uns et des autres (Hutus et Tutsis). En revanche, beaucoup d’éléments dont on dispose notamment d’ordre linguistique, culturel, topographique, etc., semblent paradoxalement pointer une entité commune qui remonte à plusieurs siècles. De SWAAN note à son tour une prise de distance des spécialistes contemporains par rapport aux anthropologues du 19ème et du début du 20ème siècle. Voici les propos de ce chercheur :
« Les spécialistes contemporains ont totalement réfuté les catégorisations de leurs prédécesseurs ; (…) Il s’avère que les pratiques linguistiques, religieuses et culturelles en vigueur sont quasi identiques, et que la distribution des caractères physiques ne correspond en rien aux catégories définies. En conséquence, les spécialistes tendent généralement à penser que pendant plusieurs siècles, ‘Tutsi’ et ‘Hutu’ ont dû appartenir à la même entité culturelle et endogamique, et qu’ils pourraient bien faire partie du même groupement génétique.
( …) Les spécialistes contemporains sont unanimes à rejeter les premières interprétations de la paire conceptuelle ‘Tutsi’/’Hutu’ comme relevant de catégories raciales duelles et fixes. (…)Les premiers auteurs missionnaires et ethnographes choisissaient leurs informateurs presque exclusivement parmi les aristocrates de la cour. Ces derniers s’identifiaient comme ‘Tutsi’, et suggéraient que leurs pairs avaient toujours détenu le pouvoir en tant que groupe dirigeant héréditaire. Sans doute s’agissait-il d’un genre de fiction ex post que les oligarchies en place ont coutume de créer (et de tenir pour vraie après une ou deux générations)».
Abram De SWAAN dans sa théorie, parle de processus d’identification et de désidentification qui peut justifier, en un moment donné, le sentiment d’appartenance des groupes en l’occurrence les Hutus, les Tutsis et les Twas du Rwanda et du Burundi. A mon avis, ces deux processus animent depuis la nuit des temps la dynamique groupale dans ces deux pays, qui a abouti au génocide à d’autres crimes contre l’humanité.
L’auteur explique l’identification comme un processus cognitif et émotionnel par lequel progressivement des hommes se perçoivent comme semblables aux autres. L’identification implique la réalisation au niveau affectif que les autres nous sont semblables, qu’ils appartiennent à notre propre groupe, et que d’autres en revanche sont différents, n’en font pas partie et doivent donc être exclus. Les tendances négatives de diverses natures sont niées en nous-mêmes et chez nos pairs. Ces tendances sont plutôt attribuées à d’autres groupes qui ne nous ressemblent pas. Cette combinaison de déni, d’attribution ou de projection participe à la construction du processus de désidentification.
Cette pratique d’intégration et de désintégration s’inscrit dans une manœuvre de suprématie d’un groupe sur un autre. Force est de constater, justement, que tous les groupes qui se sont succédé au pouvoir au Rwanda ont toujours su créer un entourage proche et ainsi d’en éloigner d’autres. Comme je l’ai déjà écrit, à l’intérieur de chaque groupe dirigeant, d’autres sous groupes se créent pour protéger davantage le pouvoir en vue de s’y maintenir le plus longtemps possible. Cette manœuvre politique semble plonger ses racines dans l’histoire lointaine du Rwanda.
Jusqu’au jour d’aujourd’hui, les groupes au pouvoir savent d’une part s’attribuer des noms d’autocongratulation politique et d’autre part, attribuer des noms moins valorisants à d’autres groupes considérés comme adversaires avérés ou potentiels. C’est la nature même de la poésie épique guerrière (Ibyivugo) du Rwanda ancien. Dans ce contexte, il me semble fort probable que la terminologie hutu et tutsi est la création de la première aristocratie rwandaise qui voulait marquer et imprimer sa différence par rapport à d’autres membres de la même communauté. Au fil du temps et de l’agrandissement du Rwanda, ces termes auraient été élargis et attribués à d’autres groupes sur les critères purement sociaux.
Quid de l’aspect physique Hutu /Tutsi ?
L’aspect physique est le seul argument soi-disant déterminant qui a servi de prétexte aux européens pour catégoriser ces peuples. Cette erreur épouvantable a malheureusement fait ses victimes dans les deux camps. Aujourd’hui encore, certaines personnes continuent à se laisser sombrer dans cette erreur absurde. On sait bien que cet argument ne tient pas la route, nul besoin de le répéter, dans la mesure où tous les Tutsis n’ont pas la même morphologie, les Hutus non plus. Les conclusions de De SWAAN sont on ne peut plus clair :
« (…) des particularités physiques évidentes ‘héritées’ d’une génération à l’autre peuvent exister sans nécessairement avoir de fondement génétique: une haute taille est une bonne illustration parce qu’elle est en étroite corrélation avec une alimentation de qualité supérieure. Jusqu’à très récemment, et en de nombreuses régions du monde, une alimentation adéquate était le privilège des nantis qui transmettaient leur fortune et leur taille à leur descendance. Un teint clair, un regard ferme, un maintien droit, une voix sonore, une démarche vigoureuse, bref, tout un ‘habitus’ qui semble caractériser l’apparence physique générale, et notamment marquer le contraste entre les apparences propres aux puissants et aux pauvres, peut être transmis des parents aux enfants, et cependant manquer de tout fondement génétique.
Ainsi, des différences héritées significatives portant sur l’aspect physique peuvent exister d’un groupe social à l’autre. Elles n’ont pas leur origine dans des souches génétiques distinctes, mais s’inscrivent à l’intérieur de différences socialement héritées liées à la richesse, au prestige et au pouvoir. C’est par le processus social de la sélection sexuelle, c’est-à-dire par l’accouplement sélective, que ces différences sociales peuvent en fin de compte constituer la cause de divergences génétiques entre les différents groupes endogamiques. Finalement, un type normatif somatique unique peut très bien être absent. Néanmoins, le groupe social sera toujours reconnaissable en raison d’une ‘ressemblance familiale’ (ce que Wittgenstein a appelé family likeness).
Toute une série de types somatiques réciproquement très différents peuvent même exister côte à côte, considérés chacun comme caractéristique du groupe, figurant chacun un nœud à l’intérieur du réseau des ressemblances familiales, et dont l’origine peut se situer au sein d’un réseau d’intermariages spécifiques. Ce dernier cas paraît s’appliquer aux Juifs européens: ils ne se ressemblent absolument pas, et cependant certains frappent l’observateur intéressé comme ‘très juifs’, c’est-à-dire comme présentant une ressemblance familiale avec l’un des quelques douze ‘types juifs’ qu’il a mémorisé sous la forme d’une Gestalt.
Ainsi, le cas peut fort bien se présenter de ‘Tutsi’ au type très ‘tutsi’, ce qui signifie également différent d’un ‘Hutu’, sans impliquer qu’ils soient issus d’une souche génétique différente. Plusieurs types ‘tutsi’ très distincts pourraient exister. Chaque type tutsi serait l’aboutissement de différences socialement héritées dues à l’alimentation et à la socialisation, renforcées par un intermariage sélectif, avec pour résultat final une différenciation génétique observable, mais mineure ».
Oui, mais que cela changerait-il?
La vraie question est bien celle-là dans un contexte politique et historique toujours tendu. En revanche, il est de notre intérêt de prendre du recul et de continuer à interroger objectivement le passé sans occulter bien entendu l’histoire tragique des uns et des autres. Sur ce dernier point, la justice impartiale devrait jouer son rôle.
Actuellement, on sait bien que les qualificatifs hutu/Tutsi ont fini par catégoriser tous les Rwandais qu’on le veuille ou non. Cependant, dès lors qu’on aura compris qu’il ne faudrait plus rester prisonnier des erreurs du passé, on pourra réécrire l’histoire et décider ensemble le futur. Ensemble, nous pourrons trouver une solution au problème de la pauvreté qui est fatalement le nerf de la guerre. A ce sujet, les propos d’Abram De SWAAN sont toujours d’actualité :
« (…) l’économie rwandaise présentait une grave insuffisance: la terre, ressource essentielle, faisait défaut. Au Rwanda, la densité de la population atteint 300 habitants au kilomètre carré. C’est l’un des pays les plus peuplés du monde. Et qui plus est, il n’existe guère d’alternative à l’agriculture. Tout conflit d’intérêt prend une forme particulièrement explosive de jeu à somme nulle: la terre gagnée par l’un est nécessairement perdue par l’autre. Il leur est donc difficile d’imaginer qu’un compromis et un accord commun entre adversaires puisse jamais profiter à toutes les parties concernées. C’est le fondement matériel qui confère son caractère extrême aux perceptions entre groupes ».
Bref, l’histoire récente et ancienne du Rwanda reste un vrai chantier. Le rôle des chercheurs de tous horizons (Rwandais ou étrangers) est essentiel pour mettre en lumière les zones qui demeurent sombres dans l’histoire récente et ancienne de ce pays. Ces chercheurs doivent surtout éviter de tomber dans l’erreur de leurs prédécesseurs qui n’ont pas su se démarquer de leurs propres sentiments. Les chercheurs contemporains sur le Rwanda ne sont pas du tout à l’abri et ne devraient pas être dupes. Nul n’ignore à quel point ils sont exposés aujourd’hui à l’instrumentalisation politique et médiatique.
Faustin Kabanza
Sources :
Abram de SWAAN (2016) : Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Editions Seuil
Faustin KABANZA (2013) : Les Rwandais et leurs origines ethnisées, Africultures.com
Tiré de : blogs.mediapart.fr