« Nous », ce sont, les peuples voisins, ougandais et rwandais, qui, depuis quelques années vivons une situation de quasi guerre froide avec, entre autres manifestations, l’entrave artificielle aux échanges économiques normaux entre pays qui partagent une même frontière.
Cette réflexion m’est venue à l’esprit après la récente sortie du Président Kagame au cours de la réception donnée en l’honneur de mariage de la fille de Fred Rwigema, le 6 novembre 2021. Au cours de son intervention, le Président a servi à l’auditoire, une digression où il était question de « voisins qui se mêlent de nos affaires depuis longtemps ». Même s’il ne les a pas explicitement nommés, aucune équivoque n’est possible là-dessus. Tout le monde aura compris qu’il s’agissait de l’Ouganda ou plus exactement de son interlocuteur privilégié ougandais, à savoir son homologue, le Président Museveni.
Ce n’est pas la première fois que Kagame s’adresse à Museveni, par public interposé. Il nous a habitué à ce genre d’invectives qui dévoilent un problème persistant entre les deux hommes. Manifestement, l’homme fort de Kigali nourrit envers son voisin du Nord, des rancœurs coriaces dont il ne parvient pas à se guérir et l’on se demande si en voulant prendre le public pour témoin, il n’est pas, en réalité, en train de s’adonner à une thérapie contre un mal qui le ronge.
Un drame psychanalytique shakespearien
Depuis que l’on subit cette situation de crise, chaque fois qu’il évoque la relation avec nos voisins du Nord, Kagame a recours à un discours dont le thème central est la dette morale que les dirigeants ougandais ressassent à l’endroit de leurs homologues rwandais (« inshyuro »). A quoi il répond sèchement: « Ntabwo twigeze turemwa n’abaturanyi » (nous n’avons jamais été créés par nos voisins). Ou encore : « Iyi ntambara twarwanye nta wundi wayidukoreye » (la guerre que nous avons menée, personne d’autre ne l’a faite pour nous ». Ces formules incantatoires rappellent étrangement le thème du parricide que des illustres représentants de la littérature mondiale ont à maintes reprises exploré, celui du fils qui tue son père pour se libérer de l’évocation omniprésente et aliénante de ce dernier. Dans le cas présent, on est en face d’un filleul qui rejette son parrain. Et au-delà des acteurs apparents de ce psychodrame, le parrain symbolise l’Ouganda et, le filleul, le FPR.
Qu’en est-il de Museveni lui-même? Sans avoir à fouiller dans la longue histoire de la relation entre le FPR et la NRA, on peut penser que la bataille de Kisangani qui a vu s’opposer des régiments rwandais et ougandais au désavantage de ces derniers, a laissé de profondes cicatrices. Museveni n’aurait pas digéré comment ceux qu’il appelait fièrement ses « boys » au début de la Guerre d’Octobre se ont mués, le temps de conquérir un pays sur lequel il les a lâchés, en une redoutable force capable d’infliger une humiliante défaite à ses troupes. Comment le Proconsul s’était transformé en Roi… Selon une rumeur qui circule au vent, il y aurait eu, après ces tristes évènements de Kisangani, une tentative de mettre un peu de baume sur les plaies en réunissant Museveni et Kagame. Grand seigneur, celui-ci aurait reçu la délégation dans une de ses résidences privées, en Ankole. À la demande du maître de céans, Kagame aurait été d’abord tenu, seul, dans une sorte d’antichambre. Et quand, le moment venu, il fut introduit au salon, le Lieutenant-Général Museveni aurait demandé au Major Kagame de se mettre au garde-à-vous. Une gifle que, vraisemblablement, Kagame ne pardonnera jamais… Vraie ou fausse, cette anecdote illustre le drame psychologique qui se joue, sous nos yeux, entre les deux hommes. D’une part, un parrain qui tient à le rester et, de l’autre, un filleul qui tient à s’émanciper de cette tutelle.
Kagame a beau nous assurer que, lui, il ne se sent lié par aucune dette : « Njye aho nzagendera, nzagenda nta mwenda w’Imana nzaba mfite. Nta n’undi w’undi muntu nzaba mfite. » (Moi, quand j’aurai à partir, je partirai sans aucune dette envers Dieu. Tout comme je n’aurai aucune autre dette envers qui que ce soit.), il faut laisser à l’Histoire le soin de dire si réellement le FPR ne doit aucune dette à l’Ouganda. La seule question qui intéresse les contribuables rwandais, est de savoir si le contentieux ougando-rwandais ne cache pas une facture financière. En attendant, nous sommes en droit de nous demander pourquoi les peuples ougandais et rwandais, tout particulièrement les populations des régions frontalières, doivent pâtir d’un problème qui ne les concerne pas du tout.
Max Segasayo
Canada