Rwanda/France : Incohérences dans le traitement du dossier de l’avion du président Habyarimana
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L’article qui suit est tiré de la revue « Afrique Réelle » n°111 de mars 2019 [pp. 17-20] du professeur Bernard Lugan. Il est plus que jamais d’actualité à l’approche de la date fatidique du 6 avril. Le titre « Rwanda/France : Incohérences dans le traitement du dossier de l’avion du président Habyarimana » est de la rédaction du site.

RWANDA : UN NON-LIEU VALANT ACCUSATION…

Le 21 décembre 2018, dans l’affaire de l’assassinat, le 6 avril 1994, du président Habyarimana, les juges Jean- Marc Herbaut et Nathalie Poux, suivant en cela les réquisitions du parquet[1], ont prononcé un non-lieu rendu public par le gouvernement rwandais dans la nuit du 24 au 25 décembre… Dans cette ordonnance les juges énumèrent les éléments semblant désigner le FPR comme étant l’auteur de l’attentat déclencheur du génocide du Rwanda, pour conclure que ces preuves ne sont pas suffisamment concluantes pour permettre le renvoi devant la cour d’assises des membres du premier cercle de Paul Kagamé objets de l’ordonnance de soit-communiqué aux fins de mandats d’arrêt internationaux délivrée par le juge Bruguière en date du 17 novembre 2006.

L’ordonnance de non-lieu du 21 décembre 2018 est construite sur plusieurs contradictions méthodologiques à ce point élémentaires qu’elles semblent insolites de la part de magistrats aussi chevronnés que sont les juges Herbaut et Poux. Ainsi :

Parmi toutes les thèses en présence, les magistrats instructeurs en retiennent deux qu’ils considèrent comme « crédibles » et « étayées par de nombreux éléments du dossier », celle des « extrémistes hutu » et celle du FPR.

Mais, après avoir privilégié ces deux thèses, ils n’examinent que celle accusant le FPR, estimant que l’hypothèse des « extrémistes hutu » n’est étayée par aucun des éléments du dossier… Une question de bon sens se pose alors : pourquoi avoir donc écrit en préambule que la thèse des « extrémistes hutu » est « crédible » et « étayée par de nombreux éléments du dossier » ?

Encore plus étrange, alors qu’ils ont donc écarté la responsabilité des « extrémistes hutu » dans l’attentat  du 6 avril 1994, les juges Herbaut et Poux utilisent contre ces derniers les conclusions de la commission rwandaise Mutsinzi dont ils disent eux-mêmes qu’elle n’était pas impartiale, et de citer les affirmations  de  cette même commission comme s’il s’agissait de faits avérés et démontrés… afin d’accuser les « extrémistes hutu » qu’ils viennent pourtant de mettre hors de cause quelques pages auparavant… Comprenne qui pourra!!!

LA QUESTION DES MISSILES

L’essentiel de l’ordonnance tourne autour de la question des missiles qui ont abattu l’avion présidentiel.

A) Le lieu du tir des missiles

1) Sur les 12 témoins directs ayant vu le départ des missiles, neuf désignent la zone de Masaka (zone FPR)[2], tandis que trois indiquent le camp militaire de Kanombe (zone gouvernementale)[3].

2) Dans leur ordonnance, sans tenir compte de  l’avis des trois-quarts des témoins, et se fondant sur une insolite étude acoustique faite en France, en Sologne, donc  en terrain plat, alors que le lieu du crime est fait de collines, et , encore plus singulier, avec un autre type de missile que celui de l’attentat (!!!), les juges privilégient le camp militaire de Kanombe comme lieu du tir.

– Or, les magistrats instructeurs ne pouvaient ignorer que le lieu qu’ils désignent et qui était en partie un cimetière de fortune, ne se situait pas à l’intérieur du camp militaire de Kanombe.

– De plus, d’après les photographies aériennes américaines produites devant le TPIR (Tribunal pénal international du Rwanda), il s’agirait d’une bananeraie d’où un tir de missiles aurait été difficile, sinon impossible.

3) Autre contradiction ou incohérence qui semble, elle aussi, avoir échappé aux magistrats, le fait de privilégier les abords du camp militaire de Kanombe, donc en zone gouvernementale, revient par voie de conséquence à innocenter le FPR. Dans ces conditions, et en toute logique, les juges Herbaut et Poux auraient donc dû orienter leur instruction sur les « extrémistes hutu ». Or, et nous l’avons vu, ils les considèrent comme étant innocents de ce crime…

B) La question des étuis des missiles

Deux semaines après l’attentat, deux lanceurs vides, donc ayant été utilisés, ont été découverts dans la vallée de Masaka (en zone FPR) par des paysans qui les  ont remis à des militaires, dont un lieutenant qui a noté leurs numéros de série. L’instruction a établi que ces deux missiles faisaient partie d’un lot vendu par l’ex- URSS à l’Ouganda. Or :

1) Pour les juges, cette origine ougandaise renforce l’hypothèse d’un attentat commis par le FPR car, comme ils l’écrivent dans leur ordonnance « (…) l’Ouganda était le principal fournisseur d’armes du FPR ».

2) En outre, les juges considèrent que le FPR disposait bien de missiles SA-16 car, dans leur ordonnance, ils écrivent que l’armée gouvernementale avait  récupéré un tel missile sur le FPR en 1991.

De plus, en 1998, un autre missile identique fut pris au corps expéditionnaire rwandais opérant alors en RDC contre les « extrémistes hutu » réfugiés.

Or encore, et les juges le mentionnent, les numéros d’identification de ces deux missiles indiquent qu’ils appartenaient au même lot que ceux découverts à Masaka et qui servirent à commettre l’attentat du 6  avril 1994.

Au moins quatre missiles SA-16 issus d’un même lot étaient donc en possession du FPR, alors que l’armée gouvernementale, les FAR, ne possédaient pas de tels missiles comme cela a été établi.

C) La question du transport des missiles

Sur cette question également, l’ordonnance de non-lieu contient de nombreux éléments pointant la responsabilité du FPR. Plusieurs témoins rapportent en effet que les missiles ayant abattu l’avion présidentiel auraient été transportés depuis le quartier général du FPR à Mulindi, dans le nord du Rwanda, presque sur la frontière ougandaise, vers le CND (le parlement) à Kigali où était cantonné le contingent du FPR et, comment, de là, ils auraient ensuite été acheminés vers le lieu du tir.

A ce point de la lecture de l’ordonnance des juges Herbaut et Poux, la culpabilité du FPR semble donc ne faire aucun doute. Or, prenant insolitement le contrepied du déroulé de leur argumentation, ils concluent :

1) Qu’il est « très difficile de tirer des conclusions à partir de ces éléments », observant « de grandes incertitudes sur l’existence même de la découverte des étuis des missiles » (???).

2) Qu’en l’absence de preuves matérielles, ils considèrent que « les charges pesant sur les mis en examen reposent donc exclusivement sur des témoignages largement contradictoires et non vérifiables. Leur accumulation ne peut pas constituer des charges graves et concordantes permettant de renvoyer les mis en examen devant la cour d’assises ».

3) Dans ces conditions, les charges n’étant pas suffisantes, les juges déclarent « n’y avoir lieu à suivre en l’état » et ordonnent « le dépôt du dossier au greffe pour y être repris s’il survenait des charges nouvelles ».

Voilà une bien « curieuse » conception de l’instruction. La mission des magistrats instructeurs n’est en effet pas de juger, mais de tenter de faire avancer la vérité et le moins que l’on puisse en dire est que cette ordonnance parfois incohérente et, souvent incomplète, ne permet pas  de le faire, au prétexte que les preuves matérielles n’existeraient pas.

Or, les juges Herbaut et Poux ne sont pas crédibles quand ils écrivent qu’ils ne disposaient pas de preuves. Ils avaient en effet, entre autres, dans leur dossier, un rapport secret de l’équipe des enquêtes spéciales du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda- ONU), désignant le FPR comme étant l’auteur de l’attentat[4] du 6 avril 1994.

Ils l’ont forcément eu entre les mains puisque, page 54, le Procureur en parle dans son réquisitoire (cité dans la note infrapaginale 1 de cet article). De plus, ils disposaient d’informations plus que précises sur l’origine de ces missiles[5].

Le problème est que les magistrats n’ont pas jugé bon d’investiguer plus avant, prétextant que, selon ce qu’ils écrivent, le document en date du 1er octobre 2003, n’apportait rien qui ne soit déjà connu…

Etonnant raisonnement, car ce document, synthèse d’une enquête de l’ONU/TPIR sur l’attentat du 6 avril 1994 et sur ceux qui l’ont commis, cite en référence 8 do- cuments côtés de 030 à 089, pièces que les  juges  Herbaut et Poux n’ont pas jugé bon de se faire communiquer… Comment alors, dans ces conditions, peuvent-ils raisonnablement écrire que le document du 1er octobre 2003 n’apporte rien de nouveau ?

Trois questions se posent donc :

1) Pourquoi les juges Herbaut et Poux parlent-ils d’absence de preuves alors qu’ils omettent de citer le document en date du 1er octobre 2003 qui en contiendrait plusieurs ? Il serait dommage pour l’image de la justice de l’Etat de droit français que certains soient amenés à conclure que ces documents étant  politiquement gênants pour le plan politique élyséen de rapprochement avec le Rwanda, il fallait donc à tout prix les éluder…

2) Pourquoi les juges Herbaut et Poux n’évoquent-ils pas le nombre important de témoins accusant le FPR d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994 et qui ont été assassinés ou que l’on a tenté d’assassiner à la veille d’être auditionnés par la justice française et qui, donc, n’ont  pu livrer leurs témoignages ? Cela ne constituerait-il pas ce que l’on m’a enseigné lors de ma première année de droit, à savoir « un commencement de preuve » de l’éventuelle culpabilité du FPR ?

Les juges sont pourtant parfaitement au courant de ces meurtres ou de ces tentatives de meurtres qui sont du domaine public. Pour mémoire, j’ai publié plusieurs communiqués à ce sujet sur mon blog dont :

– Celui du 2 janvier 2014 intitulé « Le juge Trévidic va devoir faire vite s’il veut rencontrer des témoins en vie de l’assassinat du président Habyarimana ».

– Celui du 19 novembre 2014 intitulé « Question à Madame Taubira Garde des Sceaux : comment la justice française va-t-elle réagir alors qu’à la veille d’être interrogés les témoins du juge Trévidic sont « liquidés » ?

– Celui du 14 décembre 2016 intitulé « Emile Gafirita abandonné à des assassins : inconséquence ou affaire d’Etat dans le bras de  fer  entre  la  France  et  le  Rwanda ? »

3) Pourquoi les juges Herbaut et Poux ont-ils superbement négligé les travaux du TPIR, dont les quatre cours spécialisées, ont, durant plus de 15 années, totalement mis à plat l’histoire du génocide du Rwanda ?

Comme pour les juges Herbaut et Poux, la destruction en vol de l’avion du président Habyarimana, attentat qui coûta la vie à deux chefs d’Etats en exercice, celui du Rwanda et celui du Burundi, qui déclencha le génocide du  Rwanda puis la déstabilisation de toute l’Afrique centrale, faisant « au passage » plusieurs millions de morts, est donc un crime sans auteur… il va donc être possible de rétablir des relations normales entre Paris et Kigali…


Communiqué du Général Lafourcade, Commandant de l’opération Turquoise

Une exigence de vérité

La Force Turquoise est régulièrement accusée d’avoir protégé le gouvernement rwandais par intérim et d’avoir facilité sa fuite en juillet 1994, accusation systématiquement reprise par les médias. Je dénonce un amalgame et une contre vérité.

Alors que ce gouvernement était composé de 21 personnes, seuls deux membres ont transité par la zone Turquoise du 16 au 17 juillet 1994 avant de passer d’eux même au Zaïre. Il s’agit des :

– Docteur Théodore Sindikubwabo, président de l’assemblée nationale et président par intérim de la République rwandaise du 9 avril au 19 juillet 1994 (décédé  en 1998 à Bukavu).

– Jérome Bicamumpaka ministre des affaires étrangères (arrêté en 1999, transféré au TPIR, acquitté de tous les chefs d’accusation le 30 septembre 2011 et remis en liberté.

Deux personnes sur vingt et unes, cela ne constitue pas un « gouvernement » mais ce sont de simples personnalités isolées et sans influence, une d’entre elles ayant  été blanchie par le TPIR. Il est donc  faux d’affirmer que le Gouvernement intérimaire rwandais est passé par la zone Turquoise.

En outre, la Force Turquoise ne pouvait arrêter des personnalités d’un gouvernement étranger qui était encore à l’époque membre du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle n’en avait ni le mandat ni la capacité juridique.

Au moment où l’anniversaire du génocide s’annonce,  il importe que les journalistes français, dans le respect leur charte d’éthique professionnelle, mettent  en  œuvre les principes de cette charte en vérifiant les informations fournies par des groupes de pression avant de les relayer sans discernement ni recul. A défaut, ils participent à une entreprise de désinformation.

(17/02/2019)


1] Le requisitoire du parquet a été analyse par Filip Reyntjens (https://blogs.mediapart.fr/fatimad/blog/181018/attentat-contre-lavionpresidentiel-au-rwanda-analyse-du-requisitoire-definitif).

[2] Le front n’etait cependant pas figé et les dispositifs etaient imbriqués et régulièrement infiltrés.

[3] Le major pilote Jacques Kanyambwa a demontré qu’un tir de missile depuis le camp de Kanombe sur l’avion présidentiel en phase d’atterrissage était impossible

http://ddata.over blog.com/xxxyyy/2/93/44/38/campkanombe030210.pdf

Voir également à ce sujet dans le n° 25, janvier 2012, de l’Afrique Réelle, l’article de l’amiral Jourdier, spécialiste des missiles intitulé ≪ D’ou est parti le tir contre l’avion présidentiel rwandais le 6 avril 1994 ≫ ?

[4] International Criminal Tribunal for Rwanda, General report on the Special Investigations concerning the crimes committed by the Rwandan Patriotic Army (RPA) during 1994, 1er octobre 2003.

[5] https://www.theglobeandmail.com/world/article-new-information-supports-claims-kagame-forces-were-involved-in/

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